Et que ça saute : Première !
Escadron
de chasse 2/8 « NICE » - Mystère IVA n°311 - 8-NP
27
mai 1966, Séville
Auteur
: Denis Turina
Après avoir été « bœufs » puis « pilotes » de l’École
de Chasse à Tours, notre promotion, forte d’une quinzaine d’individus
se retrouve à le 8ième Escadre de Chasse, à Cazaux. Là, nous
sommes les « sbires », et nous chevauchons des Mystères IV
équipés de réacteurs « Verdon », plus puissants que les « Tay »
montés les Mystères IV de Tours. Nous étudions la manœuvre, le combat,
le tir, et nous passons le mur du son en vol horizontal…
Nous
apprenons le tir air-air, au canon, et les joies de la noria à quatre
avions sur un remorqueur (biroutier) T-33 ou Mystère IV, qui traîne
une cible de type « panneau » à 200 kt (360 km/h), vers 25.000
pieds (7.500 mètres), au dessus de la mer.
Nous
apprenons le tir air-sol, au canon ou à la roquette, le bombardement
en vol rasant ou en piqué à 60°, qui s’effectuent sur le champ de tir
du Trencat, aujourd’hui désaffecté. Les vols sont denses et l’attente
des résultats des tirs ajoute au suspense. Les cabines de nos avions
sentent la poudre et nous avons l’impression de devenir des guerriers,
prêts à défendre le pays contre l’envahisseur.
Le
programme d’instruction prévoit aussi des navigations à longue distance
sous contrôle civil et la possibilité de rallier des aérodromes étrangers.
Nous sommes au mois de mai, les fêtes de la Pentecôte arrivent. Les
chefs prévoient, pour ce grand week-end et dans le cadre des vols à
longue distance, un vol à six avions, trois cadres et trois « sbires ».
Après
moult discussions entre nos chefs et l’état-major, il est décidé que
nous irons à Séville, en Espagne, et que les noms de quatre « sbires »
seront tirés au sort. Le quatrième « sbire » est prévu pour
remplacer un pilote défaillant au départ. Un bimoteur Dassault 312 est
du voyage. Il assure le soutien technique de la patrouille. Le quatrième
« sbire » est son copilote, il assurera quand même le vol
retour d’un des Mystère IV.
Pour
le tirage au sort, devant la méfiance des intéressés, l’unanimité se
fait en faveur de la main « blanche et innocente » du secrétaire/rédacteur/gardien
du cahier d’ordres de vol de l’escadron, un Sergent-chef antillais !
J’ai
la chance de faire partie des élus, HEUREUX. La préparation de la partie
aérienne du périple est d’abord et surtout l’affaire des « leaders ».
Notre rôle est de tenir notre place, sans causer de problème en vol
et au sol. Je prépare ma valise, annonce la bonne nouvelle à ma famille
et à mes amis et participe au mieux à la préparation de ce voyage extraordinaire
et inespéré.
Le
grand jour arrive. Dernier briefing, une bonne météo est annoncée sur
tout le trajet. Départ aux avions sous le regard envieux de ceux qui
restent. Je suis N° 2 de la patrouille des Riquet noir. Je dois tenir
ma place en formation sur le leader et, surtout, ne pas gêner la manœuvre
des quatre autres avions de la patrouille. Décollage, rassemblement,
montée, contact avec les organismes civils de contrôle aérien français
puis espagnols. Tout va bien.
Nous
survolons des terres inconnues pour nous et nous nous réjouissons de
retrouver nos mécaniciens et l’équipage du Dassault 312, certainement
déjà arrivés à Séville et prêts à nous y accueillir. Tout baigne dans
l’huile, même si nous distinguons, à l’horizon, quelques nuages non
prévus au départ.
Au
passage à la verticale de la balise d’Hinojosa la visibilité diminue,
les nuages se font plus proches. Le leader nous ordonne de resserrer
la formation et demande au contrôle l’autorisation de descendre un peu,
pour que les six avions puissent rester en zone de bonne visibilité.
Puis nous contactons Séville contrôle. La communication n’est pas facile.
Plusieurs avions sont déjà sur la fréquence et coupent les messages
radio. Le cirque commence.
Cette
situation me plaît. Pour une fois, ce sont les chefs qui sont dans la
Mouise…
Nous
faisons preuve de patience car nous disposons de 30 minutes de réserve
de pétrole, ce qui est énorme pour des avions de chasse ! Il n’est
donc pas question de commencer à descendre sans autorisation, ni de
prendre le moindre risque de croiser la trajectoire d’un avion de ligne.
Au bout de cinq minutes, la situation ne s’est pas améliorée. Je commence
à trouver le temps long et je pense « Comment vont-ils s’en sortir ?
Il faut que je suive ça de près, je sens que je vais apprendre des choses ».
Les nuages d’orage se rapprochent, la visibilité horizontale diminue.
Les échanges radio avec la base américaine de Moron, qui nous sert de
dégagement et dont les radars pourraient nous aider sont soit brouillés
par d’autres transmissions, soit hachés ou inaudibles. La proximité
des orages rend nos radio-compas inutilisables.
Nous
essayons de nous repérer sur le sol. La visibilité oblique est très
faible et nous distinguons des lacs réservoirs et des canaux d’irrigation
qui ne figurent pas sur nos cartes, trop anciennes. Nous n’identifions
aucun repère utilisable avec certitude et je commence à penser que nous
sommes perdus.
Vingt
minutes plus tard, la situation ne s’est pas améliorée et la quantité
de carburant qui reste dans les réservoirs de nos avions diminue dangereusement.
Sans
trop y croire, je resserre mon harnais. Je note la direction du vent
et jette un regard inquiet sur les nuages qui s’épaississent à l’Ouest.
Pas fier du tout, je me rapproche de mon leader et m’accroche à son
aile. Non. Comme un petit garçon, je me raccroche à sa main.
Enfin
nous y sommes. Notre position est sûre, mais nous arrivons pratiquement
à la frontière portugaise et la lampe bas niveau carburant (10 minutes
de vol restant) est allumée dans les cabines. La piste d’atterrissage
la plus proche reste Séville.
Tout
le monde cap à l’Est, en régime économique. Le leader et moi sommes
devant, les autre avions sont derrière nous. Je ne vois donc plus que
mon leader et je m’efforce de tenir ma place. L’ambiance n’est pas à
la fête…
Curieusement,
depuis quelques minutes, après que nous ayons placé nos I.F.F. sur « emergency »,
la radio est devenue pratiquement silencieuse. Nous sommes entre nous
et le dernier « check pétrole » donne entre deux et cinq minutes
de vol restant pour les avions de la patrouille.
Nous
nous sommes rapprochés de la mer. La campagne que nous survolons à une
altitude d’environ 8.000 pieds (2.400 mètres), sous la couche nuageuse,
est pratiquement désertique et semble marécageuse. Nous distinguons
la côte, qui n’est pas très loin. Nous savons où nous sommes et nous
savons aussi que tous nos avions n’atteindront pas Séville. Si les jaugeurs
sont bons, le leader et moi avons une bonne minute de carburant de plus
que les autres équipiers.
Le
leader donne les consignes :
-
Si vous éteignez, dirigez vous vers une zone inhabitée et éjectez vous.
Ne tentez pas d’atterrissage forcé en campagne.
Égoïstement,
je pense que je ne serai pas le premier à éteindre et que j’arriverai
peut-être à Séville. Je commence à « gamberger ». Au cours
d’une éjection qui venait d’avoir lieu à Salon sur MYSTERE IV, le pilote
avait été retrouvé noyé dans un trou d’eau. Son siège était emmailloté
dans le parachute.
Vraie
ou fausse, la rumeur voulait qu’il y ait à peu près un tué ou un blessé
grave pour trois pilotes éjectés. Je me souviens avoir alors pensé que,
statistiquement, deux d’entre nous ne dîneraient pas avec le reste de
la patrouille ce soir là.
Les
sièges éjectables de l’époque ont sauvé beaucoup de vies, mais ils n’avaient
pas les performances de ceux que nous connaissons aujourd’hui.
C’est
alors que le numéro 4 annonce l’extinction de son réacteur. Le leader
lui ordonne de sauter et doit répéter son ordre plusieurs fois. Le malheureux
est persuadé que nous arriverons tous à bon port, sans lui. Puis, après
l’extinction de leur réacteur, le N°6, le N°3 et le N°5 sautent à leur
tour.
Le
leader et moi sommes seuls maintenant. Nous n’avons pas vu sauter nos
camarades, qui sont derrière nous et nous ne savons pas ce qu’ils sont
devenus. J’écarquille les yeux pour essayer de voir Séville qui se trouve
à une ou deux minutes devant nous. Je commence à espérer et à envisager
de faire un atterrissage réacteur éteint sur la piste. Je « gamberge sévère ».
« Et
si je coupe la route à un avion de ligne ? Et si je loupe mon coup
et que je bloque l’aérodrome pour plusieurs heures ? Etc… ».
Tuuuut…
L’avertisseur sonore retentit, annonçant la « basse pression carburant ».
Deux secondes après, le réacteur dévisse. Un flot d’adrénaline m’envahit.
« Je n’arriverai pas en avion à Séville et je vais redevenir parachutiste… ».
J’annonce
mes malheurs au leader. Il me répond : - Prenez la position et
sautez.
Je
regarde le sol et ne vois aucune zone habitée à proximité. Je me concentre
mentalement sur les événements à venir. Les instructeurs et ceux qui
ont déjà sauté nous ont dit que le temps parait long entre l’action
sur le rideau qui commande l’éjection et le départ du siège et qu’il
ne faut pas bouger, sous peine d’avoir la colonne vertébrale brisée
par les 18 à 20g du départ vers le haut.
Il
me faudra aussi me séparer du siège, car il n’y a pas encore de séparation
automatique.
Un
dernier coup d’œil, en forme d’au revoir à la cabine, je place l’avion
en léger cabré et règle le compensateur. Vers 250 Kt (450 km/h), je
lâche le manche et tire à deux mains le rideau qui commande l’éjection.
Je commence à compter, comme on me l’avait appris chez les « paras ».
Une
explosion, le bruit du vent. Les cartouches d’éjection de la verrière
ont bien fonctionné. Je serre très
fort les fesses dans l’attente du coup de pied qui doit me sortir de
là.
« Un,
deux, trois, quatre ». Rien !
« Je
suis sûr que, même si j’ai compté un peu vite, le siège aurait dû partir.
Que faire ? »
Pour
la première fois je ressens, tout au fond de moi, que je tiens ma vie
entre mes mains et que je ne peux compter que sur moi. Les décisions
que je vais prendre dans les secondes qui arrivent sont vitales.
« Ne
panique pas, réfléchis. L’avion vole et le sol est encore loin. Tu as
une bonne expérience de parachutiste, tu dois t’en tirer. Tu ne peux
pas être du mauvais coté des statistiques ».
Puisque
je dispose d’un peu de temps et pensant que je n’ai peut-être pas tiré
assez fort la première fois, je décide de refaire un essai avec le rideau.
Sans bouger je commence, dans ma tête, à préparer la suite.
« Ok,
je vais tirer le rideau une deuxième fois. Mais dans quelle position
est l’avion ?
Pour
le savoir, je dois regarder dehors et il faut que je lâche le rideau.
Oui mais, sans verrière, le rideau risque d’être entraîné par le vent
relatif. Soit il déclenche le départ du siège, soit je ne pourrai plus
l’atteindre. Dans les deux cas, ce n’est pas bon. Alors ? ».
Finalement,
je décide de garder fermement le rideau dans ma main gauche et de l’écarter
pour voir un peu d’horizon. Tout s’est bien déroulé. Avec ma main droite
et sous le contrôle de mon œil droit, j’ai remis l’avion en léger cabré
puis, à deux mains j’ai tiré, très fort, sur le rideau.
Un
grand choc, un grand bruit, une
douleur aiguë dans la colonne, c’est parti pour ressentir quelques émotions
nouvelles. J’ai bien repoussé le siège, bien senti le coup de frein
du parachute qui s’ouvre et apprécié à sa juste valeur le calme et le
repos qui suivent ces moments d’excitation particulièrement denses.
Je pousse un « ouf » de soulagement mais je ressens une douleur
assez vive au niveau des lombaires. La séparation siège/pilote s’est
bien passée et j’ai entendu, à travers mon casque, le bruit du vent
fait par le siège qui tombait. Je l’ai vu passer vraiment très près
avant de disparaître, plus bas.
Le
parachute s’est ouvert vers 7000 pieds (2100 mètres) et la zone d’atterrissage
est plane et semi désertique. Premier souci : « où est l’avion ?».
En cherchant bien, je le vois qui descend suivant une trajectoire assez
perturbée. Il n’y a pas de village à proximité, je suis rassuré.
Coup
d’œil en haut, le parachute est bien ouvert. Coup d’œil autour, je vois
l’avion de mon leader qui s’en va. Je pense que « l’ancien »
ne doit pas être à la fête.
Coup
d’œil en bas, je vois, assez loin, deux petits groupes de maisons. Je
cherche à revoir « mon » avion. J’en vois un que je pense
être le mien et je le suis des yeux jusqu’au crash. Pas de bruit, pas
de flammes, pas de fumée. J’ai l’impression qu’il est tombé à plat sur
un sol marécageux. Je cherche l’avion de mon leader et je vois, assez
loin, un…. parachute.
Coup
d’œil en bas, ça descend dans la bonne direction.
Je
décide de ne pas larguer le paquetage pour que, avec le dinghy toujours
plié, il reste facile à transporter car je ne suis pas encore arrivé
à destination. Je garde sur moi le harnais avion qui, sur ce type de
siège, restait pendu au cou du pilote après la séparation.
Et,
JE ME REPOSE.
« Quel
M…. ».
« Et
les autres, pourvu qu’ils soient en bon état, pourvu qu’il n’y ait pas
de morts et pas trop de dégâts au sol. Il y a assez de problèmes comme
ça… ».
La
suite de mes pensées tourne autour de l’événement « Séville » :
les médias, l’information des familles (avec le bruit que ça va faire,
les miens vont savoir que je suis vivant et en bon état), le debriefing
(j’imagine les flûtes à 18 trous sortant des tiroirs des bureaux, dans
les états-majors).
Je
ne suis pas trop inquiet car, pour moi, pilote stagiaire ou « sbire »
à Cazaux, si l’aventure est assez extraordinaire, la phase parachute
est tout à fait classique.
Des
villageois me regardent descendre et je les entends parler. Je me dis
qu’il est trop tard pour apprendre l’espagnol et j’espère qu’ils n’ont
ni fourche ni intention agressive. Il faut savoir que, peu de temps
avant, un B 52 porteur d’une arme nucléaire s’était écrasé dans la région,
à Palomarès.
L’atterrissage
a lieu dans un champ au bord de la route. Les villageois m’accueillent
gentiment sans trop comprendre car, apparemment, ils n’ont ni vu ni
entendu les avions. Nous rejoignons, à pieds, le village où l’on m’offre
de l’eau et une salade de tomates avec des oignons.
La
conversation et la communication sont réduites car je ne parle pas un
mot d’espagnol. J’essaye de leur expliquer qu’il faut prévenir la garde
civile et l’aéroport de Séville pour qu’ils organisent les secours et
je demande d’où je pourrais téléphoner.
On
me fait comprendre qu’il n’y a pas de téléphone sur place mais qu’on
va s’arranger.
On
me questionne. J’essaie d’expliquer qu’il n’y a pas de risque, que les
avions se sont écrasés sans carburant et sans munitions. (Syndrome Palomarès ?)
Un
cavalier arrive et on me fait comprendre qu’il peut m’emmener à un téléphone.
A
ce moment, un des interlocuteurs qui me fait face ouvre de grands yeux.
La conversation s’accélère et le ton monte d’un cran. Je me retourne
et vois une colonne de fumée noire qui monte.
J’explique
que c’est certainement de l’huile qui vient de s’enflammer dans une
épave car il n’y a plus de carburant dans les avions.
Je
pense qu’il s’agit de l’avion du leader et demande au cavalier s’il
peut m’y emmener, pour le cas où le pilote serait blessé. Après quelques
minutes de discussion entre espagnols, le cavalier me fait signe de
monter « en place arrière » sur son cheval. Je confie à un
villageois le parachute, le paquetage de survie et le harnais de l’avion.
Nous
voilà partis, au cap, en direction de la fumée qui n’est plus maintenant
qu’un mince filet.
J’ai
toujours mal à la colonne vertébrale et, après une petite demi-heure
passée à monter et à descendre du cheval pour franchir les clôtures,
je déclare forfait car la fumée ne semble guère se rapprocher. Je demande
à mon « cocher » de me ramener au village par la route.
Sur
le chemin du retour nous croisons un garde civil en scooter. Je change
de monture et nous retournons au village. Discussion entre espagnols
puis, avec mon parachute, mon paquetage et mon harnais, d’abord en scooter
puis en Land Rover, nous rejoignons le commissariat local où je retrouve
notre leader. Il est en bon état physique, mais « un peu »
abattu. C’est ma faute, dit-il.
Il
a été récupéré assez vite et est content de me découvrir en bon état.
Il attend des informations sur la situation des autres membres de la
patrouille et sur les possibles dégâts au sol. Ce sont nos seuls vrais
soucis. Les informations que nous recevons ne sont pas fiables, c’est
le moins que l’on puisse dire.
Nous
ne parlons pas beaucoup, mais nous sommes contents d’être ensemble.
La hiérarchie n’a pas totalement disparu et c’est normal, mais je crois
que nous nous sentons solidaires, vraiment solidaires, partageant le
même souci quant au sort des autres pilotes de la patrouille. L’autre
préoccupation est l’information des familles. Deux des leaders sont
« chargés » de famille. Quant à moi, je n’ai plus mes parents
et le reste de ma famille n’écoute pas trop la radio. De ce coté là,
je ne suis pas trop inquiet.
Vers
18 heures, un hélicoptère américain de sauvetage arrive et nous transporte
à l’aérodrome de Séville. Nous ne nous sommes finalement retrouvés,
tous les six en bon état, que vers 23 heures.
Plus
tard à Cazaux, j’ai récupéré ma valise et son contenu, à peu près en
bon état. Ils avaient été retrouvés dans l’avion. J’ai aussi gardé,
en souvenir, la boucle du harnais du siège éjectable et la poignée du
parachute. Je les ai toujours…
Le
reste : le débriefing, l’enquête, les sanctions, c’est une autre
histoire. Je garde en mémoire l’attitude d’un jeune capitaine qui a
revendiqué et assumé l’entière responsabilité de l’accident. Un vrai
chef.
Mis
à part quelques rares réflexions glissées en face ou à la cantonade,
faciles et souvent peu argumentées, nous, les équipiers, n’avons jamais
eu à pâtir de cette aventure. J’avoue que cette expérience arrivée en
début de carrière m’a quand même beaucoup marqué.
Je
m’en suis souvenu plusieurs fois en vol, dans des situations critiques.
Pour
ce qui me concerne, si ce qui s’est passé en vol, dans la patrouille
me semble à peu près clair, il reste beaucoup de zones d’ombres dans
la partie enquête et debriefing. Nous étions en C.A.G., I.F.R. et je
n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu une enquête de l’aviation civile
internationale (O.A.C.I.).
Le
leader a été viré de l’armée dans les semaines qui ont suivi.
Je crois aussi me rappeler que le Conseil Permanent de la Sécurité Aérienne
( C.P.S.A.) a été créé pour éviter une nouvelle cascade de sanctions
comme celles qui ont été prises à la suite de
cet accident...
Retombées politiques : Sénat - Questions orales - M. Edouard
Bonnefous demande à M. le ministre des armées d'exposer au Sénat les
causes techniques qui ont provoqué le tragique accident de Huelva. Il
lui demande en particulier :
1° si des aérodromes de dégagement avaient été prévus ;
2° quelle perte financière représente cet accident pour l'armée
de l'air et quelles dispositions ont été prises pour éviter qu'il ne
se renouvelle [2 juin 1966] (n° 723).
- Réponse [14 juin 1966] (p. 805, 806).
|
(Extrait) |
............................................................................[...]
5. — Questions orales
(p. 804).
Accident survenu à des avions militaires français en Espagne
:
Question de M. Edouard Bonnefous. — MM. Michel Habib- Deloncle,
secrétaire d'Etat à l'éducation nationale ; Edouard Bonnefous.
............................................................................[...]
|
|
|
805 ........................................SENAT
— SEANCE DU 14 JUIN 1966.............................. 805
|
ACCIDENT SURVENU A DES AVIONS MILITAIRES FRANÇAIS EN ESPAGNE
Mme le président. M. Edouard Bonnefous demande à M. le ministre
des armées d'exposer au Sénat les causes techniques qui ont provoqué
le tragique accident d Huelva. Il lui demande en particulier :
1° Si des aérodromes de dégagement avaient été prévus ;
2° Quelle perte financière représente cet accident pour
l'armée de l'air et quelles dispositions ont été prises pour éviter
qu'il ne se renouvelle. (N° 723. — 2 juin 1966.)
La parole est à M. le secrétaire d'Etat à l'éducation nationale.
M. Michel Habib-Deloncle, secrétaire d'Etat à l'éducation
nationale. Madame le président, mesdames, messieurs les sénateurs,
à la suite de l'accident survenu le 27 mai dernier en territoire
espagnol à six appareils Mystère IV, M. le ministre des armées
a ordonné une enquête technique qui a permis d'établir les faits
suivants.
Premièrement, les six pilotes accomplissaient une mission
classique d'entraînement à la navigation comportant l'utilisation
de procédures internationales. Ces missions sont régulièrement
effectuées à l'issue de chacun des stages organisés au sein de
la huitième escadre de chasse pour l'instruction des jeunes pilotes.
La mission de navigation à l'étranger est le dernier exercice
prévu par le programme d'instruction des stages. De tels exercices
sont d'usage courant dans toutes les écoles d'aviation aussi bien
françaises qu'étrangères.
Deuxièmement, les autorisations de survol avaient été régulièrement
demandées.
Troisièmement, les pleins complets des réservoirs, y compris
ceux des réservoirs supplémentaires, avaient été effectués. Quatrièmement,
les aides à la navigation semblent avoir fonctionné normalement.
Cinquièmement, un certain nombre d'erreurs professionnelles,
dont les effets se sont additionnés, ont été commises par le chef
de patrouille.
Celui-ci a d'abord sous-estimé les difficultés d'un voyage
de navigation en pays étranger. Ainsi, le vol en formation de
groupe à six rendait difficiles d'éventuelles traversées nuageuses,
alors qu'un vol par patrouilles légères de deux avions échelonnées
dans le temps aurait limité les risques. De même, le choix d'une
altitude de croisière insuffisante, 9.000 mètres au lieu de 11.000,
devait entraîner une consommation plus importante de carburant.
Par ailleurs, cet officier n'avait qu'une connaissance imparfaite
des aides radioélectriques de la région de Séville.
Dans ces conditions, l'erreur importante de navigation qu'il
a commise en fin de parcours devait avoir des conséquences graves
: lorsqu'il en prit conscience, il ne disposait plus de réserves
suffisantes de carburant pour rejoindre l'aérodrome de San Pablo.
Il dirigea alors sa patrouille vers la mer et donna à son équipe
l'ordre de se jeter en parachute au-dessus d'une zone inhabitée
lorsque les réacteurs s'arrêtèrent. Ces conclusions techniques,
à la suite desquelles vont être prises des sanctions disciplinaires,
établissent que les responsabilités immédiates de l'accident se
situent au niveau de l'exécution.
Parallèlement à l'enquête technique, M. le ministre des
armées a confié une enquête d'ensemble au général inspecteur général
de l'armée de l'air. Cette enquête doit permettre, d'une part,
de mettre en évidence les insuffisances constatées dans la préparation
de cette mission aux différents échelons et d'apprécier la nature
et l'importance des sanctions qui devront être prises à ces mêmes
échelons, d'autre part, d'adopter, en toute connaissance de cause,
des mesures de contrôle et de réorganisation.
Cette enquête est en cours et ses conclusions de base serviront
aux décisions du ministre des armées.
Mme le président. La parole est à M. Edouard Bonnefous.
M. Edouard Bonnefous. Mes chers collègues, la réponse de
M. le secrétaire d'Etat, qui correspond d'ailleurs au communiqué
officiel du ministère des armées publié le 3 juin dernier, ne
répond pas, il faut le dire, à un certain nombre de questions
que l'opinion publique s'est posées et qui d'ailleurs ont été
soulevées dans la presse internationale, plus prolixe de détails,
il faut le reconnaître, que les journaux français et même que
la réponse qui vient de nous être faite.
Actuellement, l'enquête fait retomber toute la faute sur
le chef de patrouille • cela nous paraît une méthode bien connue
et nous sommes d'autant moins rassurés que des explications constamment
divergentes ont été données. On nous a dit, tour
|
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à tour, qu'il s'agissait d'une mission classique d'entraînement,
puis, par la suite, d'une participation à un exercice combiné
avec des appareils de l'air espagnols, enfin d'un vol de fin de
stage et, maintenant, on nous dit qu'il s'agit d'une mission classique
de navigation.
Malheureusement, d'autres explications ont été fournies
et certaines ont paru dans la presse française, auxquelles il
n'a pas été répondu, ainsi que dans la presse internationale,
en parti culier dans la presse espagnole.
Dans la presse française, ont paru les explications d'un
sous- officier de la base de Cazaux.
Je ne sais pas si des mesures ont été prises à son égard, en tous
cas il n'y a eu aucun démenti du ministère.
Voilà ce qu'il a répondu et cette réponse a paru dans l'Aurore
du 20 mai : « Les pilotes des six Mystère avaient ainsi la possi- bilité d'assister à Séville
à la Romeria, fête traditionnelle de
la Vierge de Rocio, et à une corrida
à Cordoue, soit trois beaux jours de fête et un fort beau week-end.
« Certes, je ne dis pas qu'ils ont pris des avions pour
aller expressément assister à cette kermesse. Disons plutôt que
ce genre d'exercice, habilement combiné avec le week-end, n'est
pas rare.
Ainsi les pilotes s'arrangent-ils d'autres fois à effectuer
leurs missions - très souvent du vendredi au lundi - entre Cazaux
et Nice.
Est-il vrai que ces séjours à l'étranger sont fréquents
et est-il vrai que Venise et Capri aient reçu récemment la visite
des aviateurs de la base de Cazaux ?
La presse espagnole a confirmé ces informations puisqu'elle
a formellement affirmé, cela d'ailleurs d'une façon quasi-officielle,
que les pilotes français venaient assister à Séville à la fête
de la vierge de Rocio et certains journaux ont même annoncé que l'un des pilotes
avait sa famille à Séville.
Ce qui est surprenant, monsieur le secrétaire d'Etat, ce
qui prouve qu'il y a bien un mystère (Sourires) c'est que, dès
l'annonce de l'accident, l'avertissement solennel suivant a été
donné par les autorités de la base opérationnelle 120 à tout le
personnel : « Quiconque parlera de cette affaire à un tiers sera
immédiatement aux arrêts de rigueur, pour les officiers et sous-
officiers, pour trente-cinq jours et muté hors de la base. » Il
y donc quelque chose à cacher.
Si nous parlons ensuite des conditions du vol, elles ne
sont pas moins surprenantes. Votre réponse sur ce point né
nous apporte aucun apaisement. Comment se fait-il que les
avions français aient tourné en rond sans parvenir à établir le
contact jusqu'à ce que les réservoirs de kérosène soient vides
? On nous a dit que le commandant de l'escadrille aurait confondu
le rio de Chanza avec le Guadalquivir,
qu'il aurait perdu la tête. En pareil cas, le bon sens et l'expérience
recommandent de prendre le cap plein Ouest pour gagner aussi rapidement
qu'on le peut la côte susceptible d'être repérée, par cinq kilo-
mètres de visibilité, et où la hauteur de vol peut être réduite
à l'extrême, ce qui aurait permis de tenter de rentrer en contact
avec l'une des aides radioélectriques au sol.
Comment se fait-il que la communication radio ait été inter-
rompue avec les six appareils à la fois ? Pourquoi les pilotes
n'ont-ils pas abandonné leurs avions au-dessus de la mer ? L'Atlantique
est en effet tout proche de Huelva, près de laquelle les avions
se sont abattus. Il s'en est fallu de peu que des habitations
ne soient atteintes.
On dit que les pilotes ont pu penser qu'ils se trouvaient
au-dessus de la mer, très près du littoral. Attendons sur ce point
la réponse de la commission d'enquête, mais elle est probablement
dans cette phrase d'un représentant de l'aéroport de San Pablo
: « Les pilotes français ont été pris de panique et, au lieu d'essayer
de regagner une des bases de déroutement, ils ont tourné en rond
au-dessus de la province de Huelva jusqu'à ce qu'ils n'aient plus
de carburant ! »
Je remarque qu'après avoir donné comme explication essentielle
les mauvaises conditions atmosphériques, on se contente maintenant
d'indiquer — et c'est dans la réponse que vous venez de nous faire
— dans une incidente : « les erreurs importantes de navigation
en fin de parcours sont partiellement explicables par une visibilité
oblique médiocre, cinq kilomètres au maximum », termes qui sont
d'ailleurs ceux du communiqué du ministère de l'air.
Mais il y a aussi des contestations troublantes sur les
conditions météorologiques. Comment les six Mystère IV ont-ils
pu perdre leur route alors que partout ailleurs dans la région
le trafic aérien était normal ?
Bien mieux, « le trafic aérien sur l'aérodrome de San Pablo
a été intense » indique le communiqué officiel du ministère de
l'air espagnol, qui affirme également « que toutes les installations
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— SEANCE DU 14 JUIN 1966.............................. 806
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d'aide à la navigation aérienne ont fonctionné parfaitement
».
Comment se fait-il que le chef de patrouille, apercevant
les nuages bas, n'ait pas utilisé les procédures d'approche sans
visibilité au lieu d'épuiser le carburant restant en une stérile
recherche à basse altitude, écrivait l'envoyé spécial permanent
du Figaro en Espagne au lendemain de l'accident ? Aucune réponse
ne nous est fournie. Le ministère de l'air espagnol affirme qu'un
appareil français de ravitaillement qui accompagnait cette formation
s'est normalement posé à 14 heures 1 sur l'aérodrome de San Pablo.
Or, c'est à 14 heures que les Mystère TV ont quitté la base de
Cazaux. Cet appareil de ravitaillement aurait eu, reconnaissons-le,
du mal à accompagner la formation des Mystère, puisqu'il se posait
en Espagne à l'heure où les avions français décollaient de Cazaux.
Maintenant, on nous dit qu'il transportait le personnel chargé
de l'entretien mécanique et de la sécurité au sol et que le ravitaillement
en carburant devait s'effectuer aux réservoirs espagnols. Que
de contradictions et de mystères dans cette catastrophe des Mystère
! (Sourires.)
Maintenant, je voudrais terminer par des considérations
générales sur les enseignements que l'on peut en tirer. Le Sunday
Times écrit : « L'armée de l'air française est folle de rage d'avoir
perdu des avions qui valent dix millions de livres sterling ».
On a parlé de trois milliards d'anciens francs. Le communiqué
officiel français est muet sur ce point. C'est une somme considérable,
un équipement moderne pour nos hôpitaux délabrés. Nous avons le
droit d'être informés ! Les conséquences psychologiques sont plus
graves encore. Un déplorable effet a été provoqué par cette catastrophe,
qui aurait pu causer des milliers de morts.
Le grand quotidien espagnol A. B. C. a écrit : t Nous regret-
tons vivement de ne pas pouvoir cette fois louer l'héroïsme d'aviateurs
français qui n'hésitèrent pas à sauver leurs vies et qui, abandonnant
leurs avions sans contrôle, auraient pu s'écraser sur une ville
ou une région très peuplée ».
Que dire aussi des déductions faites par beaucoup en France
et à l'étranger sur nos chances d'impressionner l'adversaire avec
une force de frappe qui dépend essentiellement de la mobilité
et de la force de notre aviation ?
Si des brouillards et une radio en panne peuvent empêcher
nos pilotes de trouver un aérodrome, comment, en cas de conflit,
pourront-ils traverser les rideaux de défense passive et surmonter
les conditions atmosphériques peut-être plus défavorables pour
aller y jeter nos bombes nucléaires ?
M. Bernard Chochoy. Très juste
!
M. Edouard Bonnefous. Il ne suffira pas, monsieur le secrétaire
d'Etat, de radier même définitivement du personnel navigant le
capitaine commandant l'escadrille après l'avoir frappé de quarante-cinq
jours d'arrêt pour rassurer les Français et faire oublier cette
affreuse catastrophe. (Applaudissements.)
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L'aventure vécue
et rapportée par un autre équipier (le n° 4 : le Ltt
Jean-Joseph)
Point de vue espagnol
Auteur : Denis Turina
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