Et que ça saute : Troisième
! Escadron de chasse 2/11 « Vosges »
- F-100 n° 42122 – 11-MC 26 mai 1975, région de Waldkirch (Forêt
Noire, Allemagne). Auteur : Denis Turina Ce
26 mai, je décolle pour un vol de navigation à très basse altitude au
profit d’un jeune pilote à l’instruction. Pour sortir des sentiers battus
et augmenter un peu la difficulté, nous avons programmé de survoler
la République Fédérale d’Allemagne (R.F.A.) sans, bien sûr, nous approcher
du « rideau de fer » qui est toujours actif et bien présent. Ayant
eu la chance d’être « vacciné » très tôt contre les aléas
du vol, à chaque installation dans un avion je pars du principe que
je serai peut-être amené à rentrer à pieds ou par un autre moyen de
transport que celui dans lequel je m’assied. Comme d’habitude, je prends
donc le temps de mettre en bonne position et de bien caler le paquetage
qui sert de coussin pour le siège éjectable. Ce paquetage, qui contient
les moyens de survie du pilote, est prévu pour les survols maritimes.
Il équipe en permanence cet avion qui, comme tous les avions ravitaillables
en vol, peut être désigné pour partir en Afrique sur « coup de
sifflet ». Les autres F-100 sont généralement équipés du paquetage
prévu pour les survols terrestres, plus confortable et mieux adapté
au baquet du siège éjectable sur lequel nous sommes assis. C’est
parti. Le jeune pilote est en position de « leader » et, chacun
dans son avion, nous survolons ensemble la France à 600 pieds, 420 nœuds
(180 mètres d’altitude, 780 Km/h de vitesse). Je dois assurer la surveillance
du ciel pour éviter une collision avec un des nombreux aéronefs qui
survolent l’Est de la France et l’Allemagne, surveiller la navigation
pour respecter les zones réglementées, et être en mesure de restituer
avec précision le trajet que nous allons suivre. De quoi rester vigilant. Passage
du Rhin, contact avec l’organisme de contrôle français pour lui signaler
que nous franchissons la frontière, changement de carte, et nous commençons
à « escalader » la Forêt Noire. Un
« coup de canon » éclate à l’arrière. Je pars dans les bretelles
du harnais qui me lient à l’avion. C’est un vrai coup de frein. Des
bruits et des vibrations, très forts, arrivent de partout. L’adrénaline
coule à flots… Instinctivement
je tire sur le manche pour prendre de l’altitude, je réduis le régime
du moteur et vire vers le Nord en direction de la base aérienne de Lahr,
qui est à moins de 5 minutes de vol. Je pense être entré en collision
avec un planeur ou avec un autre avion et j’essaie, sans succès, de
prévenir mon équipier par la radio qui me semble hors service. Dans
la cabine, les alarmes des circuits électriques, l’alternatif et le
continu, sont allumées. La température tuyère est très au dessus de
la normale et la lampe « feu tuyère » est allumée. Contre
toute raison je décide que, compte tenu des problèmes électriques, les
indications de feu et de température ne sont pas fiables, que mes soucis
viennent de la régulation du moteur qui continue de « chanter »
et de vibrer, comme un marteau-piqueur. Mon souci devient alors de « recycler »
le réacteur pour qu’il fonctionne à nouveau normalement. Quelque
part, au fond de moi, une petite voix me dit que je me trompe, mais
j’ai tellement envie de rejoindre la piste de Lahr, que je ne veux rien
entendre qui pourrait contrecarrer mes projets. Pendant
ce temps, l’altitude que j’avais atteinte sur mon élan commence à diminuer.
La vitesse diminue elle aussi, et le bruit de canon du compresseur qui
a décroché est toujours là. Je réduis les gaz à fond, passe le régulateur
moteur sur « secours » et avance la manette des gaz, doucement,
très doucement, dans l’espoir que le moteur va reprendre son fonctionnement
normal. Aucune amélioration. Ni
la base de Lahr, ni mon équipier, ni personne d’autre n’a répondu à
mes appels sur la fréquence de détresse. Je commence à me sentir bien
seul, au moment où les sapins de la Forêt Noire grossissent dans la
verrière. Je décide alors de couper le réacteur et d’essayer de le rallumer
pendant que l’altitude restante le permet. La petite voix me dit que
je suis devenu fou, que l’avion aurait déjà du exploser, mais je ne
veux pas l’entendre. Je
coupe le réacteur en espérant que la température tuyère va descendre
pour me permettre de rallumer sans trop de risque, mais de la fumée
sort sous le tableau de bord. Je ne peux plus lire les instruments.
C’est à cet instant seulement que je réalise la gravité de la situation
et la bêtise de mon aveuglement. Un
rapide coup d’œil vers le bas me montre de la forêt. Aucune habitation
n’est dans mon champ de vision, il n’y a donc aucun risque de faire
de gros dégâts au sol. Je relève les accoudoirs du siège éjectable et
actionne les détentes de mise à feu. Départ stressé, en catastrophe,
avec le sentiment d’avoir outrepassé les consignes et de partir trop
tard. Je sentais les morceaux de ferraille de l’avion qui explose, me
rentrer dans les fesses. La
sortie se fait sans rideau devant les yeux. Je vois l’avion qui s’éloigne
en rétrécissant, spectacle rassurant. Il est suivi par des gerbes d’étincelles
de métal en fusion et par une grosse fumée noire. « Je
n’ai pas été transformé en chaleur et en lumière, et le moteur avait
bien un gros problème ». Coup
d’œil en bas, c’est la Forêt Noire. Je ne vois ni signe de vie, ni habitation
à proximité. Je me sens rassuré quant aux dégâts au sol. Coup
d’œil en haut, j’ai un coup au moral. Le siège est emmailloté dans le
parachute qui n’est ouvert qu’à moitié. La voile est brûlée et déchirée
par endroits. Une double coupole presque symétrique ne me pousse pas
non plus à l’optimisme. Il va falloir faire quelque chose. Je
jette un coup d’œil rapide en bas. Je m’estime à environ 500 mètres
du sol et c’est mal pavé. Je vois de la forêt, des zones un peu déboisées,
des souches, de la pente, un chemin forestier. « Où
est mon avion ? ». Je le vois. Il plonge vers le sol et s’écrase
dans la forêt. Pas de bobo de ce coté là. Le vent est très faible, comme
le montre la fumée qui monte de l’épave. Un
gros sentiment de colère et de ras-le-bol m’envahit. « Encore
une fois » avec, en plus, le sentiment de ne pas avoir bien compris
tout ce qui m’arrive. Je
pense au débriefing. Je n’aurai pas grand-chose à dire. « Aurait
pu mieux faire ! ». « Bof,
je suis commandant en second d’escadron. Si on me cherche des poux je
saurai me défendre. Pourvu que mon équipier n’ait pas de problèmes au-dessus
de l’Allemagne et rentre à la maison normalement ». « Ce n’est pas tout, mais la journée n’est
pas finie ». J’ai en mémoire des histoires de pilotes que l’on
a retrouvés blessés ou tués par leur siège qui ne s’était pas séparé
correctement du parachute. « Il
faut que je vire ce siège ». Je
commence à grimper dans les suspentes, le siège ne bouge pas. Il semble
avoir traversé la voile et parait bien ficelé. La voile est complètement
déformée, la vitesse de descente me parait forte. Je fais une deuxième
tentative, puis une troisième, sans plus de succès. Je comprends qu’il
me faudra « faire avec » et arriver au sol comme ça. Une
grosse colère me prend, née d’un sentiment d’injustice. « Je suis
intact au bout de mes suspentes et je vais probablement me casser en
arrivant au sol. Peut-être que, si je prends le siège sur la tête, je
vais même y laisser ma peau. C’est trop injuste ». J’ai une pensée éclair pour ma famille. Nous attendons notre troisième
enfant. Une pensée pour le ciel, qui m’abandonne. J’ai l’impression
d’être un peu « faux cul » si je fais une prière maintenant. Une pensée plus pragmatique arrive. « L’heure n’est ni à la
philosophie, ni à l’attendrissement, mais à l’action ». « Où
me poser ? Dans les sapins qui pourront amortir l’impact au sol,
mais aussi servir d’entonnoir pour amener le siège sur ma tête ?
Dans les zones un peu déboisées, mais où les souches, que je commence
à bien distinguer, peuvent faire très mal ? Sur le chemin forestier,
là où le sol est à peu près plat et où on pourra me secourir plus facilement ? ».
J’en oublie de larguer le paquetage de survie. Je
jette un coup d’œil en bas, tractionne pour contrôler le parachute et
essayer encore de libérer le siège. La descente est vraiment très rapide
et je n’arrive pas à me diriger. Dans les 100 derniers mètres, le sol
me saute littéralement dessus. Je comprends et j’ai le pressentiment
que c’est probablement la fin de la partie. A cette vitesse là, je ne
peux pas m’en sortir. La
résignation fait place à la colère. Avec ou sans le siège sur la tête,
c’est fichu. Je
deviens très calme. Je cherche ce que je peux faire de ces dernières
secondes. Je pense très vite : « Je
n’ai que 35 ans, il me restait encore beaucoup de choses à faire … C’est
trop c... Je ne vais même pas me planter sur le sol français… ».
Puis : « Tout
d’abord, le pire n’est jamais sûr et j’ai environ 350 sauts en parachute
à mon actif… Je
peux amortir le coup. J’ai peur… Je vais avoir mal. Je
suis prêt à tout, mais je ne veux pas finir comme un légume… Je
dois prendre la position d’atterrissage que je connais bien et la tenir
jusqu’à l’impact. Serrer les jambes et, au besoin, casser le bas de
mon corps pour essayer de préserver le haut. Je ne vois rien d’autre
à faire. Mais je vais avoir très mal. » En
« courte finale », je vois que je vais arriver en bordure
du chemin forestier et que ce n’est peut-être pas si mauvais que ça
pour les secours. Le sol arrive très vite. C’est la fin. Je me concentre
sur la position et j’attends. Instants très désagréables que je cherche
à positiver. « A
la vitesse à laquelle j’arrive, ça ne sera pas long ». « Où
est-ce que je vais avoir mal ? ». « Qu’est ce que je peux emporter ? - Une dernière
vision de la terre. » « C’est maintenant. J’y suis… Peut-être que
je vais bientôt SAVOIR ». J’ai toujours en mémoire l’image du chemin et des cailloux
qui ont « accueilli » mes chaussures. Une
douleur, énorme, dans le dos. Une douleur, très vive, à la main droite.
Une douleur sourde à la cheville gauche, une douleur et du sang sur
le genou droit. Du sang qui tombe, goutte à goutte, de ma tête sur mon
pantalon anti-g. Mon
casque a été arraché. Je vois et je respire. J’ai mal. Je suis « empilé », en
boule, recouvert par mon parachute. Une première pensée consciente émerge
doucement : « J’ai mal, donc je suis vivant ». J’ai
l’impression d’être plus ou moins conscient et que mon cerveau fonctionne
comme s’il devait entraîner un énorme volant d’inertie. Les pensées
se forment lentement et se précisent, après. Toujours
cette douleur, partout, mais surtout dans le dos. « Depuis combien
de temps suis-je ici ? Je suis vivant, mais dans quel état ?
Est-ce que je suis paralysé ? » Je
me souviens d’histoires que l’on raconte. Des blessés amputés qui se
plaignent de douleurs aux membres qu’ils n’ont plus. « Je
vais essayer de bouger ». « Non,
car j’ai la colonne vertébrale cassée. Oui, car je suis en Allemagne.
Si les secours arrivent je ne les verrai pas et comme, en plus, je ne
parle pas leur langue, je ne pourrai pas leur faire comprendre qu’il
ne faut pas me toucher. Quand ils enlèveront le parachute qui me recouvre
et me « déplieront », là, je serai paralysé, même si je ne
le suis pas encore ». De
mon bras valide je dégage doucement le parachute et je vois des arbres.
Une grosse bouffée de plaisir me calme et me rassure. Je me dégage un
peu plus du parachute sans trop bouger mon buste et je vois que je suis
au bord du chemin. Puis, JE ME REPOSE. Je ressens toujours cette douleur
dans la colonne et à la main. « Et
si je m’allongeais sur le chemin, ce serait plus facile pour les secours ». « Les
secours ? Je n’ai pas entendu repasser l’avion de mon équipier.
Il était devant moi, sans doute n’a-t-il rien vu, ni pu alerter qui
que ce soit. Heureusement, l’épave fume. Elle est assez loin mais les
habitants du coin savent qu’il y a eu un accident.». « Nous
sommes en début d’après midi, je ne passerai pas la nuit dehors ». Je
réfléchis : « Il faut que je m’approche du chemin pour que
l’on me voie du ciel ». Je
commence à bouger le buste et à envisager de me traîner au milieu du
chemin pour pouvoir être vu et pour me signaler. Je bascule doucement
sur le coté. La douleur est très forte. Je
prends un fumigène et cache, à même ma peau, les fréquences confidentielles
et codées que nous utilisons. J’attrape un morceau du parachute et,
en m’appuyant sur mon coude valide, je commence à ramper comme je peux,
sur le chemin. Je fais deux ou trois mètres. La douleur est forte mais
pas plus que quand je reste immobile. Arrivé
au milieu du chemin, je m’allonge complètement sur le dos. Un morceau
du parachute est visible du ciel. J’essaye de remuer les jambes, pour
voir. Je n’y arrive pas, c’est trop douloureux, mais j’arrive à remuer
un peu les pieds. Je reprends confiance. « Je
ne peux pas être paralysé car j’ai trop mal aux jambes et je bouge mes
pieds ». J’ai
l’impression d’avoir fait ce que je devais faire. JE ME REPOSE et j’attends. Un
bruit de moteur de voiture, un peu lointain. Des oiseaux qui chantent. Si
ce n’est la douleur, très forte, qui me tord le corps, la situation
n’est pas trop mauvaise. J’entends
le bruit du moteur qui se rapproche. J’actionne
le fumigène et je respire un grand coup. Les secours arrivent. Deux
forestiers s’approchent, à pied, à travers bois. Ils avaient vu le parachute
et s’étaient mis en marche. Ils viennent de voir le fumigène rouge.
Ils ont une trousse de premier secours très bien équipée. Dans un anglais
approximatif, je leur explique qu’il ne faut pas me bouger. Ils me répondent
qu’ils ont une formation de secouriste et savent relever leurs camarades
qui chutent des arbres. Ils me semblent compétents et commencent à panser
les plaies de la tête et du genou. Ils me tiennent compagnie, avec gentillesse
et sourires. Rapidement
arrive une voiture de police qui, par radio, guide une ambulance. Je
me sens entre de bonnes mains, en confiance et JE ME REPOSE. Embarquement
dans l’ambulance, radios et coutures de mes plaies à l’hôpital de Waldkirch. Un
médecin, qui avait probablement appris le français au début des années
40, m’explique que je ne suis pas transportable et que je vais être
hospitalisé sur place, probablement pour quelques semaines. Tout ça
me parait secondaire. Je
lui demande que l’on prévienne les autorités françaises et ma famille.
Il me répond que c’est déjà fait. Un médecin militaire, aviateur français
des F.F.A., arrive bientôt. Il m’explique qu’un hélicoptère équipé pour
le transport des grands blessés va arriver. Puis il va négocier mon
départ pour la France avec le toubib allemand qui veut vérifier dans
quelles conditions je serai transporté. Pour ma part, depuis l’arrivée
des forestiers, je ne me sens plus guère concerné par cette affaire.
Je suis fatigué et confiant. Pendant
le trajet en hélicoptère le médecin me tient compagnie me surveille
et discute un peu. Je prends conscience que, pendant la descente en
parachute, je n’ai pas dégrafé le paquetage de survie. Aurait pu mieux
faire… Le reste, le débriefing, l’enquête, viendront en leur temps. L’arrivée
se fait de nuit à l’hôpital militaire de Nancy où m’attend le commandant
en second d’escadre. Accompagné de l’épouse du commandant de la base,
il va ensuite rejoindre ma famille pour lui préciser quelques détails.
Les premières informations ont besoin d’être actualisées, car il avait
été annoncé que tout allait bien et que j’étais monté tout seul dans
l’ambulance. Quelques
jours plus tard, je demande à un camarade de récupérer la poignée de
mon parachute. Les
enquêteurs, sans trop me fatiguer ni trop me faire souffrir, ont fait
leur travail. C’est le président de la commission d’enquête qui a recueilli
mon rapport oral à l’hôpital et l’a écrit lui-même, très fidèlement.
Merci à lui. Trois
mois de plâtre, six mois d’état-major, dont deux comme chef de centre
à Val d’Isère, un mois à Aulnat pour découvrir et apprendre les bases
du métier de moniteur, avant de rejoindre l’École de l’air à Salon de
Provence comme commandant d’escadron sur Fouga, sans siège éjectable
(of course).
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