A l’Ecole des Pupilles de l’Air. Grenoble,
1952-1962.
Auteur : Denis Turina
En 1950, après avoir réussi le concours d’entrée, je suis admis en sixième,
comme pensionnaire à l’école Saint Joseph, à Dijon. Je ne garde pas
un bon souvenir des deux années que j’y ai passées. J’y ai suivi tant
bien que mal les classes de sixième et de cinquième et, comme mes résultats
n’étaient pas brillants et que la pension n’était pas donnée, il a été
décidé, pour mon bien, que j’irais « aux enfants de troupe »,
à Grenoble, là où se trouvait l’Ecole des Pupilles de l’Air (E.P.A.).
C’était un peu comme une punition, qui ne me déplaisait pas vraiment…
En 1952, je réussis le
concours d’entrée à l’E.P.A. en classe de quatrième, grâce aux points
de bonification que me donne mon statut d’orphelin. A l’arrivée à
l’école où ma mère m’accompagne et après discussion avec le directeur
des études, il est jugé préférable que je redouble la classe de cinquième.
Comme j’ai déjà deux ans de pension derrière moi chez les « frères »,
je me suis bien intégré à ma nouvelle classe dont les élèves avaient
rejoint l’école un an plus tôt, à leur entrée en sixième.
Le 11 novembre 1953, au
cours de la prise d’armes, le commandant en second de l’école me remet,
dans son étui, la croix de Chevalier de la Légion d’Honneur qui avait
été attribuée cinq ans plus tôt à mon père, à titre posthume. Je suis
un peu déçu que cette croix ne soit pas épinglée sur mon uniforme
tout neuf, mais content et fier de me montrer en tenue à ma mère et
à Claude, mon frère, arrivés de Dijon pour la circonstance.
Je me suis tout de suite
plu à l’E.P.A. Une école qui possède un avion, une musique qui défile
dans les rues et qui est invitée dans les villes environnantes et
où, à l’exception de quelques fils de professeurs, tous les élèves
sont internes et, pour la plupart, orphelins. Dans le vieux bâtiment,
l’ancienne clinique du Dauphiné, les dortoirs sont confortables. Nous
n’y sommes « que » trente cinq élèves, répartis en petites
travées de quatre à cinq lits séparées par nos armoires et par des
lavabos. Certains cadres, bien « fatigués » après des séjours,
en Indochine d’abord, en Algérie plus tard, y sont un peu « en
maison de repos ». On ne parle ni de pédagogie, ni de bien être,
mais de sport, de règlement et de travail. Le reste, fruit de notre
imagination rarement prise en défaut, est de l’indiscipline. Elle
est sanctionnée avec une rigueur et un sens de la justice parfois
très relatifs mais, dans l’ensemble, nous sommes tous logés à la même
enseigne et traités de la même manière. Nous portons les mêmes uniformes
plus ou moins usés, nous transportons nos livres de classe dans les
mêmes musettes militaires, et la nourriture est la même pour tous.
Comparé à ce que je venais de connaître chez « les chers frères »
à Dijon, où les élèves me paraissaient habillés, nourris et traités,
en fonction de la position sociale et religieuse de leurs parents,
c’était presque une colonie de vacances, avec des salles de classe
où il fallait quand même travailler.
A la fin de l’année, mes
notes sont correctes et je dois vraiment insister pour passer en quatrième
technique. Les professeurs estiment que je peux suivre la filière
« moderne », mais je veux travailler sur des machines-outils,
avec des moteurs et des manettes. Les moteurs pour la force, les manettes
pour domestiquer et pour contrôler cette force... Peut-être aussi
pour revivre ce que j’avais connu quand, bien calé sur le siège des
machines agricoles de mon oncle fermier, les rênes canalisant et guidant
la puissance des chevaux, je m’imaginais aux commandes d’un camion,
d’un train ou d’un avion.
A la fin de la classe
de seconde, je suis reçu au C.A.P. de tourneur sur métaux et à la
première partie du brevet industriel. Ma mère m’offre mon premier
vélo et me dit une phrase à laquelle je n’ai pas trop cru, mais qui
m’a beaucoup marqué :
- Tu as maintenant de
quoi gagner ta vie. Je continuerai à t’aider pour tes études tant
que tu réussiras à tes examens. Si tu échoues, tu chercheras du travail
pour te nourrir, pour te loger et pour t’habiller.
Comme mes notes sont bonnes,
je suis admis en première technique, où nous rejoignons les élèves
de la filière moderne. Nous suivons les mêmes cours qu’eux en maths,
physique, français, première langue, et nous avons en plus des cours
d’atelier, de dessin industriel et de technologie, mais pas de deuxième
langue. Cette année là, avec quatre camarades, nous bénéficions d’une
bourse de pilotage qui nous permet de faire cinq heures de vol à l’Aéro-club
du Dauphiné. Je suis enthousiasmé et très fier de piloter un avion
en double commande, avant d’avoir tenu le volant d’une voiture.
En fin de première, je
suis reçu à la première partie du baccalauréat, et je loupe le C.A.P.
de dessinateur industriel à cause des maths… Il m’a manqué une formule
de trigonométrie pour calculer la résistance d’une charpente métallique.
Aujourd’hui je sais encore laquelle.
Admis en terminale, ma
mère m’offre une petite tente canadienne qui a sa place sur mon vélo.
Cette année là, je passe presque trois mois hors de l’école, à l’hôpital
et en convalescence. Je redouble, repasse un mois à l’hôpital pour
des problèmes aux reins et réussis mon bac. Je peux rejoindre, à l’école,
les classes préparatoires à l’Ecole de l’Air. Trois ans plus tard,
en septembre 1962, je suis sergent, propriétaire d’une 2 CV Citroën
d’occasion immatriculée 735 FV 21 et je rentre à l’Ecole de l’Air,
à Salon de Provence.
Je me suis beaucoup plu
à l’E.P.A. Ce n’était malheureusement pas le cas de tous mes camarades
dont certains supportaient mal l’internat « longue durée »,
la discipline assez stricte, le manque de confort, le port de l’uniforme
et de tout ce qui s’y rattache.
Oui, je m’y suis beaucoup
plu, mais ce n’était pas la vie de château tous les jours. Il y avait
beaucoup de punis et certains de mes camarades ont été renvoyés. Non,
ce n’était ni rose ni facile pour tous mes camarades, loin de là.
Voici quelques éléments du décor.
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La cour de récréation.
En dix ans, la cour de
récréation n’a guère changé.
Vers le milieu des années
cinquante, la construction du bâtiment « base », où étaient
regroupés le garage et les logements des cadres célibataires et des
soldats, permet de libérer quelques salles. Les véhicules, bus, ambulance,
« jeep », sur lesquels nous jouions volontiers sont partis
s’abriter dans le nouveau garage. Le petit bâtiment des « commodités »
disparaît lui aussi du milieu de la cour. De même les ateliers, abrités
dans des baraques en bois ou en fibrociment, sont remplacés par un
bâtiment moderne et confortable. La cheminée d’usine qui dépasse des
anciens ateliers, « la mine », est abattue. La sirène qui
régente nos journées et celles du quartier, est remplacée par une
sonnerie électrique qui continue à régenter nos journées et…celles
du quartier.
La chapelle en bois disparaît.
La nouvelle chapelle et ses vitraux la remplacent, au-dessus du gymnase,
dans le grand bâtiment. Plus tard, le gymnase lui-même deviendra la
grande salle de conférence et de spectacle qui était sa vocation d’origine.
La télévision,
en noir et blanc bien sûr.
Un jour, un poste de télévision
est installé dans la salle de « permanence ». Le poste est
sous clé, dans un meuble fabriqué spécialement pour l’abriter. Chaque
semaine, en fonction des programmes diffusés, les volontaires d’une
ou de plusieurs classes sont autorisés à regarder les émissions à
la place de l’étude du soir. La liste des programmes, associée à celle
des classes autorisées à les regarder est affichée dans la cour, à
coté de la liste des punis.
Le soir, la salle est
comble. Les resquilleurs sont nombreux et les commentaires, qui vont
bon train, sont presque autant suivis que l’émission elle-même. Chaque
soirée-télé’ est une aubaine.
Le cinéma.
Le dimanche après-midi,
une séance de cinéma est quelquefois offerte aux élèves. Le film est
projeté dans une baraque en bois. Nous sommes assis par terre ou sur
les quelques bancs et tabourets disponibles. Les cadres de service
sont derrière nous, assis sur des bancs en bois. Plus tard, quelques
bancs récupérés dans l’ancienne chapelle, seront placés sur une estrade.
Les plus débrouillards et les plus costauds d’entre nous suivent le
film « au balcon ».
Le projectionniste est un sergent électricien de
« l’infra ». Après avoir fait l’Ecole Militaire de l’air
et une carrière complète de « mécano » il est, en 2006,
pilote à l’Aéro-club alpin à Gap… C’est mon ami Claude.
Le foyer.
Il existe un foyer par
compagnie. Chaque foyer dispose de quelques jeux de société, d’une
radio, d’une ou deux tables de « ping pong » et de deux
ou trois baby-foot. Au baby-foot, l’équipe gagnante a le droit de
rester en place pour affronter l’équipe suivante qui a réservé sa
place sur la liste d’attente. Les champions passent pratiquement toutes
leurs récréations « aux manettes ». Le foyer est interdit
aux consignés.
Les punitions.
Au menu : revues
de détail, tenues de campagne, consignes, privations de vacances.
Tous les jeudis, si mes
souvenirs sont bons, la feuille des punitions est punaisée au milieu
de la cour, sur le panneau d’affichage qui se trouve sur un des murs
du bâtiment des « commodités ». Cette feuille marque une
étape importante pour connaître notre emploi du temps de la fin de
la semaine. Seuls les « abonnés » ne sont pas intéressés.
Leur programme est connu : punis, punis, punis. Nous nous agglutinons
les uns sur les autres pour savoir si les promesses des surveillants
ont été suivies d’effet. Certains d’entre eux ont la main lourde,
d’autres sont plus coulants, certains sont inflexibles. Un surveillant
général, gros fumeur, était considéré comme un « joker ».
Il inscrivait le nom des « coupables » sur son paquet de
cigarettes et il arrivait qu’il jette le paquet avant d’avoir enregistré
leur nom. Oubli ? Changement d’avis ? Lui seul le savait,
mais l’attente et l’espoir étaient bien réels chez ceux qu’il avait
pris…
Les revues de détail sont
généralement distribuées à l’unité ou par lot de trois. L’élève présente
son paquetage sur son lit, selon une disposition très précise. Toute
erreur est sanctionnée, de même que toute absence et toute détérioration
d’un des éléments du paquetage. Nous nous prêtons les objets manquants
pour ne pas risquer une autre punition, en espérant que le surveillant
ne contrôlera pas le numéro matricule de tous les articles présentés.
Pour les tenues de campagne,
l’élève, en grande tenue, béret, pantalon de golf et cape, se présente,
avec son sac à paquetage rempli, à « l’aquarium », (chambre
du surveillant sans plafond et bordée de vitres dépolies dans le dortoir),
ou dans un lieu défini par l’encadrement. Là, les réjouissances sont
un peu au bon vouloir des « chefs ». Le programme classique
prévoit une revue de détail pour détecter les petits malins qui remplissent
leur sac avec des polochons ou avec des couvertures. Cette revue de
détail se tient là où le sous-officier l’a décidé, sous le préau ou
au cinquième étage du grand bâtiment par exemple. A charge pour les
élèves de monter leur sac et de le redescendre, une ou plusieurs fois.
Pour les élèves des petites classes, c’est un exercice physique sérieux.
Les consignes nous privent
de sortie et de foyer, le tout est remplacé par une étude obligatoire.
Mis à part quelques rares
chanceux, pris en charge par des correspondants, les élèves passent
tous leurs week-end à l’école.
Le dimanche après midi,
ceux qui ne sont pas consignés jouent au foyer ou dans la cour puis,
si le surveillant est « footeux », partent en rang par trois
au stade municipal suivre le match dominical de l’équipe grenobloise.
D’autres vont se promener, en rang par trois eux aussi, en direction
du Drac, la rivière qui coule non loin de là. Entre l’école et le
Drac, le boulevard Joseph Vallier est un immense chantier qui se termine
par les travaux de construction du « nouveau pont ». Des
immeubles commencent à s’élever sur toute sa longueur et les berges
du fleuve, là où se trouve aujourd’hui une route à grande circulation,
sont un terrain vague. Ensuite, les élèves rejoignent le stade « Bachelard »
pour y jouer au ballon, y faire naviguer des petits bateaux dans les
ruisseaux ou y lire des illustrés.
Les consignés sont en
étude puis partent se promener, en rang par trois, d’abord en direction
du stade « Bachelard », qu’ils longent sans y pénétrer,
avant de retourner à l’école en suivant les rives du Drac. Quand le
« timing » s’y prête, le convoi des consignés croise le
convoi des non consignés. Cela permet d’échanger quelques noms d’oiseaux
et quelques coups, dans une ambiance souvent assez festive.
De retour à l’école et
après un « débriefing » sommaire où chacun crie à l’erreur
judiciaire, une partie des non consignés rejoint, le week-end suivant,
l’équipe « adverse » des consignés, dont certains ont « rempilé ».
Quelques fautes considérées
comme graves, mais qui n’entraînent pas le passage devant le conseil
de discipline, sont sanctionnées par un, deux ou trois jours de privation
de vacances. Les élèves restent alors à l’école pendant cette période.
Le moment le plus dur pour eux est le départ des copains, joyeux,
vers la gare.
Nous
ne quittons l’école que pour les vacances de Noël, celles de Pâques
et les grandes vacances. Trois fois par an, mis à part les punis,
tous les élèves sont rassemblés dans les salles d’étude en attendant,
souvent tard le soir, l’heure du départ de leur train. Nous sommes
tous excités. Les surveillants se font discrets et nous passons le
temps en jouant, en chantant, en écoutant de la musique ou les « concerts »
faits par nos camarades. Certains d’entre eux, joueurs de trompette,
de saxophone, de clarinette ou de guitare, sont de vrais virtuoses.
L’ambiance est au beau fixe. Au top, un surveillant rassemble les
élèves qui doivent prendre le même train et, en rang par trois, les
valises à la main, nous prenons le chemin de la gare. Le premier coup
de sifflet entendu et le halètement des locomotives à vapeur sont
le signe que les vacances sont bien là.
Les vacances balisent
notre vie et, de temps en temps, quand le vague à l’âme nous gagne,
en tapant sur nos tables, à l’étude avec nos mains, ou au réfectoire
avec nos couverts, nous imitons le bruit du train : « tatane-tatane,
tatane-tatane ». Les roues des bogies du wagon passent de rail
en rail.
Dans notre paquetage,
nous avons deux paires de chaussures montantes à semelles cloutées,
avec de gros clous à tête sphérique et une paire de chaussures basses
à semelle cloutée, avec des clous à tête plate. Le sol des bâtiments
est carrelé et, grâce aux clous,… ça glisse.
Le grand bâtiment a été
construit en deux temps. La partie Sud d’abord puis la partie Nord.
A la jonction des deux parties, quelque peu « élastique »
car le sous-sol grenoblois n’est pas très stable, une réglette métallique
d’une dizaine de centimètres de largeur a été placée à chaque étage.
Le jeu consiste à prendre son élan dans les grands couloirs et à glisser
sur le carrelage. Quand les souliers à clous cognent la réglette et
si l’écartement des pieds est correct, ça fait « tatane ».
A deux élèves, bien placés l’un par rapport à l’autre, ça fait « tatane-tatane ».
C’est le bruit du train, comme une odeur de vacances.
Quand la classe complète
s’y met, pour peu que les locomotives, à vapeur, se mettent à siffler
et à haleter, l’étage vit au rythme d’une gare à gros trafic. La liste
des consignés s’allonge, celle des réclamations pour « erreurs
judiciaires » aussi.
Les escaliers
sont carrelés et tous les déplacements se font en rang. Dans la bousculade
habituelle, il arrive que certains glissent sur les marches et arrivent
à ne pas tomber. Les plus adroits, et ils sont nombreux, réussissent
à descendre les escaliers sans lever les pieds. Il suffit de bien
placer ses chaussures et, quand le mouvement est lancé, de laisser
basculer le pied au passage de chaque marche. D’abord la partie avant
de la semelle, puis le talon, pour descendre les marches, droit comme
un « I » sans perdre l’équilibre. Seules les chevilles travaillent.
Quand la moitié d’une classe dévale les escaliers de cette manière,
le bruit est « significatif ». La manœuvre est bien entendu
interdite. Les jours de liesse, il y a beaucoup de punis et quelques
blessés légers.
Dans le vieux bâtiment,
l’escalier en pierre est circulaire. Il fait trois quarts de tour
pour relier chaque étage. Il existe un grand palier par étage et un
petit palier intermédiaire. Dans les dortoirs, tous les jours, les
lits sont faits « en batterie » : couvertures pliées,
draps roulés et placés en croix sur le matelas. Nous disposons chacun
d’un tabouret pour « ranger » nos vêtements. Ces tabourets
sont formés d’un socle en tubes métalliques sur lequel est fixé un
petit plateau en bois. Certains tabourets, assez recherchés, sont
entièrement métalliques.
Les « soirs de fête »,
nous organisons des concours de luge.
Le jeu consiste, par équipe
de deux candidats, à s’asseoir sur l’armature d’un tabouret, couché,
et à descendre l’escalier en pierre. Les meilleurs sont à l’extérieur
du virage. Les arbitres et les spectateurs sont penchés sur la rampe.
La descente est impressionnante car la vitesse augmente très vite.
La stabilité du « véhicule » laisse à désirer, le bruit
est fort et désagréable et le virage difficile à négocier. Rares sont
ceux qui réussissent à dépasser le palier intermédiaire. En général,
le pilote et le tabouret se séparent à mi pente et se rejoignent,
plus bas. S’il arrive le premier, le pilote reçoit son tabouret, ou
celui de son voisin sur la tête sinon, il s’arrête sur le ou les tabourets
renversés, qui sont arrivés avant lui. Peu de blessés graves, mais
quelques belles plaies et quelques beaux « bleus ».
Les graisseux. C’est le
nom, très original, donné aux élèves des classes techniques.
Notre régime est un peu
spécial. A 13h30 et à 16h30, la sonnerie appelle les « ouvriers »
à « l’usine ». Les autres élèves ont dix minutes de récréation
supplémentaires et viennent parfois nous narguer à travers les fenêtres
des baraques où nous travaillons pendant qu’ils s’amusent encore.
La forge mise à part parce
qu’elle n’en a pas besoin, tous les vieux ateliers sont chauffés par
des poêles à charbon. L’hiver, à coté du poêle on brûle, ailleurs
on « caille », sauf à la forge. Les « profs »,
des sous officiers mécaniciens brevetés, nous autorisent à quitter
nos postes de travail pour nous rapprocher du poêle et nous réchauffer.
Nous y restons à discuter, jusqu’à ce que nos combinaisons, bien graisseuses,
se mettent à fumer. Le temps passé près du poêle est décompté comme
temps mis pour faire le travail demandé. Le temps passé à bricoler,
à fabriquer des quilles ou à réparer n’importe quoi pour le compte
de copains maladroits, aussi. Les frileux, les bavards et les « artisans »,
réparateurs ou non, ont souvent des mauvaises notes, car ils dépassent
le temps prévu pour fabriquer leurs pièces.
A la fin du cours, à 18
heures, nous enlevons nos combinaisons de travail et nous rejoignons
les lavabos. Il s’agit d’un tuyau horizontal percé de petits trous
par lesquels coule un mince filet d’eau, glacé ou brûlant. Inutile
de préciser que nos mains ne sont pas toujours d’une propreté exemplaire
car, pour épargner notre épiderme jugé trop fragile, le toubib de
l’école a interdit l’usage des produits décapants. On en trouve quand
même « au marché noir ».
Quand nous rejoignons
l’étude commune, les « autres », nos frères, sont déjà là
depuis plus d’une heure. Ils nous accueillent chaleureusement aux
cris de « Dehors les graisseux, ça pue. Ils ne savent pas se
laver. Retournez à la mine, ici on travaille, etc… ». Comblés
par ces paroles de bienvenue, nous savourons ce retour en famille
après une dure journée de labeur.
La construction des nouveaux
ateliers a beaucoup nui au folklore de la cour de récréation et aux
séances d’habillage et de déshabillage dans les vestiaires. Nous y
avons quand même largement gagné en confort et, franchement, ce n’était
pas un luxe.
L’école est très soucieuse
de notre santé et s’attache à ce que les vaccinations obligatoires
soient faites dans les règles de l’art. En sixième pour les trois
premières injections et en cinquième pour le rappel, il est donc prévu
de nous injecter le vaccin du T.A.B.D.T. (Typhoïde A. et B., diphtérie,
tétanos). La piqûre est douloureuse. La douleur et souvent la fièvre
qui suivent, perturbent nos vies de jeunes collégiens pendant quelques
jours.
La vaccination a donc
lieu le vendredi soir après les cours. Tous les élèves d’une classe,
qui dorment dans le même dortoir, se mettent en pyjama et, cape sur
l’épaule pour ne pas trop risquer de prendre froid, montent les quatre
étages qui mènent à l’infirmerie. Le « troupeau » est compté,
et recompté car les tentatives d’évasion sont bien réelles.
Arrivés à l’infirmerie,
certains tentent encore d’échapper à la torture. Une mauvaise toux
par ci, une douleur subite par là, sont signalés pour essayer de se
soustraire à la vaccination. C’est en général sans grand espoir et
toujours sans succès. Le « troupeau », réparti en lots de
quatre ou cinq élèves, se prépare pour l’abattoir en écoutant les
gémissements et quelquefois les pleurs des « poules mouillées ».
Chaque élève répond d’abord
à un premier questionnaire succinct puis, torse nu, se présente et
s’aligne avec ses camarades du même lot, dans la salle de soin. Là,
un infirmier ou une infirmière pique, en série. Quand les aiguilles
sont bien plantées, le médecin, en général un aspirant appelé, se
présente avec une seringue « grosse comme une fusée ». C’est
lui qui, de dos en dos et en série, injecte les doses réglementaires
de vaccin.
La suite relève du service
après-vente individuel. Retrait de l’aiguille, désinfection d’un coup
de teinture d’iode, dont la trace brune laissée dans le dos du piqué
sert de laisser passer pour la sortie et retour, dans la douleur,
au dortoir.
La soirée et la nuit qui
suivent sont en général assez calmes. Quelques élèves particulièrement
fiévreux ou particulièrement douillets repartent à l’infirmerie, sous
les quolibets de leurs petits camarades pleins de compassion !
Le lendemain, samedi,
ça va déjà mieux. Les dos sont douloureux, certains d’entre nous sont
un peu « vaseux », d’autres sont déjà en pleine forme. Leur
imagination devient créative.
Il faut s’occuper et si
possible se distraire. Construction et essais en vol d’avions en papiers,
construction et essais d’un réseau de téléphone réalisé à partir de
lacets, de boites de cirage et de p.q., poursuite entre les lits pour
les plus valides, telles sont les activités principales de la troupe.
La nourriture est très légère pour ne pas fatiguer nos organismes
meurtris, et les « reconnaissances » en direction du mess
des cadres qui se trouve au sous-sol commencent à s’organiser discrètement.
Il se trouve toujours au moins un soldat appelé qui accepte de nous
ravitailler, en tout et en n’importe quoi.
Le dimanche, tout redevient
normal. La troupe reprend son existence routinière mais reste consignée
dans le dortoir. L’ambiance dépend de l’évolution des conflits entre
ceux qui veulent dormir, ceux qui veulent lire, ceux qui veulent écouter
de la musique et ceux qui jouent au ballon.
Le lundi chacun se raconte
et raconte son week-end en reprenant sa place en salle de cours.
Les vêtements civils sont interdits et nos valises
sont stockées, vides, dans un local fermé.
A la fin des années 50,
les terminales et les classes préparatoires sont logées dans le vieux
bâtiment, celui qui avait abrité la clinique du Dauphiné. Nous sommes
sous le régime de l’« autodiscipline », responsables de
la tenue et de la propreté de nos locaux. Les surveillants ne passent
chez nous qu’en cas de chahut ou pour faire l’appel.
La clinique était équipée
d’un monte-plats qui permettait d’alimenter les malades à partir des
cuisines installées dans le sous-sol. Ce monte-plats avait été enlevé
mais les « artisans du technique » ont réussi, sans que
cela se voie, à remettre en état de fonctionnement les portes à guillotine
qui permettaient d’accéder aux plats. Ils ont aussi installé un système
de poulies qui nous permet, de temps en temps, de jouer à l’intérieur
de la colonne du monte-plats.
La porte à guillotine
du rez de chaussée, située pratiquement au ras du sol à l’étage du
dortoir des terminales, est utilisée pour faire disparaître discrètement
des objets divers et variés dans la partie basse du puits. Vieux papiers,
emballages divers, déchets collectés pendant les travaux de propreté
qui nous incombent. Les portes à guillotine des étages supérieurs
permettent d’avoir accès aux vêtements civils, soignés avec amour
et pendus sur leurs cintres au câble de manœuvre du monte-plats. Périodiquement,
il faut vérifier le niveau des déchets, car la partie inférieure du
puits du monte-plats se trouve au même niveau que le mess des cadres
de l’école et il ne faut pas que ceux-ci découvrent la cachette. Un
soir, un copain un peu pressé, croit bon d’éclairer le fond du puits
avec un journal enflammé. Un morceau du journal tombe. Les déchets
divers prennent feu immédiatement et le responsable essaye d’éteindre
les flammes en vidant dessus quelques bouteilles d’eau.
L’odeur de brûlé est tout
de suite détectée par la communauté et un plan d’urgence est mis en
place car le feu prend de l’importance. Priorité absolue : sauver
les vêtements civils. En ouvrant les portes à guillotine des étages
supérieurs, l’appel d’air active les flammes. Il faut utiliser les
extincteurs. L’ambiance et le bruit finissent par attirer l’attention
du surveillant général qui loge non loin de là.
Quand il arrive, tout
est à peu près rentré dans l’ordre. La mission principale a été remplie :
les vêtements civils, un peu enfumés, sont sauvés et une équipe de
diversion, des héros, simule une bataille à coup d’extincteurs pour
essayer de cacher la réalité. Malheureusement l’odeur de fumée est
bien là, sans qu’il soit possible de savoir d’où elle vient car tous
les accès au monte-plats ont été refermés.
Le surveillant général
n’a pas été dupe. Il a fallu tout lui dévoiler pour le rassurer et
le dissuader d’appeler les pompiers. Certains d’entre nous ne sont
pas partis en vacances en même temps que leurs camarades.
Nous
sommes en classe de terminale, à la fin du troisième trimestre. Les
révisions vont bon train. Dans le grand bâtiment, les salles d’étude
sont occupées tard le soir, et les élèves circulent dans la cour pour
rejoindre les dortoirs qui sont dans le vieux bâtiment. Les soirées
sont douces, le printemps vient de laisser place à l’été… Certains
de nos camarades, véritables « dandies » font régulièrement
le mur, vêtus de leurs plus beaux atours entretenus avec amour et
planqués avec sérieux.
L’heure habituelle du
contre appel est passée, les « dandies » se préparent. Petit
costard, pantalon « fuseau » serré aux chevilles. Les grenobloises
n’ont plus longtemps à attendre, ils vont sortir. Le bureau-logement
du surveillant général est tout proche et l’évasion doit être préparée
sérieusement. Le service d’alerte est mis en place. Tous les voyants
sont au vert et les « dandies » s’avancent vers la sortie,
une fenêtre du vieux bâtiment. Soudain « Tuss », c’est l’alerte
rouge : le « surgé » arrive. En moins de temps qu’il
faut pour le dire, les « dandies », tout habillés, se couchent
dans leur lit, le drap jusqu’au menton. Ils espèrent que l’importun
ne fera que monter l’escalier pour inspecter les étages supérieurs.
Pas de chance. Le « surgé »
entre dans le dortoir, s’étonne de voir les plus actifs d’entre nous
déjà couchés et… commence à discuter gentiment de la pluie et du beau
temps. Un petit attroupement se forme, la conversation s’établit,
les nouvelles s’échangent sur l’avancement des programmes de révision,
les résultats sportifs de l’école, la vie en général. Les « dandies »
transpirent dans leur beau costume.
Quand l’heure de l’extinction
des feux arrive, le « surgé » nous souhaite à tous une bonne
nuit, de bonnes révisions et nous remercie pour ces quelques instants
d’agréable détente passés ensemble. A aucun moment il ne s’est permis
la moindre allusion à des problèmes de discipline, encore moins à
des sorties non autorisées. Les « dandies » sont cramoisis.
Il leur faudra plusieurs jours, pendant lesquels ils seront nos souffre
douleurs, pour remettre en forme et en état leurs beaux vêtements
civils.
Le premier incendie, au
milieu des années 50, a détruit une des baraques en bois qui sert
de magasin. Nous ne savions pas exactement ce qui était stocké à l’intérieur.
Probablement du matériel de couchage et des meubles, mais aussi des
produits d’entretien, des bouteilles d’acétylène et d’autres substances
utilisées dans les ateliers.
C’est le soir, nous sommes
tous aux fenêtres à regarder les flammes aux jolies couleurs changeantes,
et à compter les explosions. Les pompiers, à juste titre, se tiennent
à distance de sécurité. Nous sommes très intéressés par les mesures
prises pour protéger les autres baraques en bois et les ateliers tout
proches. Cet incendie a alimenté les conversations pendant plusieurs
jours, mais nous n’étions pas vraiment concernés. Le bâtiment ne contenait
rien qui puisse nous intéresser.
Quatre ou cinq ans plus
tard, un deuxième incendie réduit en cendres le bâtiment qui abrite
le foyer des terminales et celui des classes préparatoires. Là aussi,
c’est le soir. Court-circuit ? Mégot mal éteint ? Le mystère
reste entier, mais c’est notre maison qui brûle. En attendant les
pompiers, nous descendons avec des cuvettes pour essayer de limiter
les dégâts et, quand le pin-pon se fait entendre, nous détruisons
spontanément et complètement une partie de la clôture d’enceinte de
l’école, en bois, pour que le camion d’incendie puisse sauver plus
rapidement « nos » meubles. Le bâtiment est détruit et,
là aussi, l’épisode anime les conversations pendant plusieurs jours.
Ensuite, il s’est agit de retrouver un foyer, de reconstituer une
petite bibliothèque, de récupérer des baby-foot et des tourne-disques.
Tout un programme.
Vers 1957, la guerre d’Algérie
s’intensifie. Le gouvernement décide de prolonger encore la durée
du service militaire obligatoire et de rappeler les soldats qui viennent
d’être démobilisés. Cela n’est pas du goût de tout le monde. La politique
s’en mêle et des manifestations violentes éclatent un peu partout.
A Grenoble, les émeutes dureront plusieurs jours. Des manifestants
empêchent les « rappelés» de monter dans les trains où des wagons
réservés les emmènent à Marseille. Des grues sont renversées et placées
en travers des voies ferrées. Certains parlent de s’en prendre aux
installations militaires.
L’école est presque en
pleine ville et l’encadrement met en place un système de protection.
Nous sommes alors tous consignés, avec interdiction de se montrer
aux fenêtres. Des sentinelles armées sont postées et des rondes sont
faites à l’extérieur de l’enceinte. Les élèves des classes préparatoires,
qui sont engagés, effectuent ces rondes, surtout le soir et la nuit,
par équipe de trois. Armés de leur pistolet mitrailleur MAT 49 et
de chargeurs pleins, ils patrouillent, la peur au ventre, autour des
bâtiments et de l’enceinte. Pendant le repas du soir, certains nous
rejoignent au réfectoire avec leurs armes et leurs chargeurs. Nous
sommes très impressionnés. Nous entendons le bruit des manifestations
très proches et le bruit des bagarres avec la police. L’ambiance est
très électrique, mais il n’y a eu ni incident, ni accident… à l’école.
La ville de Grenoble est
un immense chantier et, à travers les fenêtres des salles de cours,
nous regardons travailler les maçons et autres charpentiers qui construisent
les immeubles. Les grues nous fascinent, le spectacle est permanent.
Nous guettons aussi l’arrivée des premiers habitants avec le secret
espoir que des jolies filles nous feront quelques petits signes.
Un jour, un chantier qui
nous semble plus important que les autres s’active de l’autre coté
de la rue. Au bout de quelques semaines la rumeur prend forme. Il
s’agirait d’un lycée de filles. Cela nous parait trop beau pour être
vrai, inespéré. Et pourtant, la nouvelle se confirme. Les phantasmes
explosent, les rêves aussi. Les plus audacieux visitent le chantier
pour prendre connaissance des lieux de leurs futurs exploits. Les
sorties clandestines nocturnes augmentent et les conflits avec les
sentinelles s’intensifient. Les contrôles se renforcent, la liste
des punis s’allonge et les querelles internes entre les explorateurs
et ceux qui veulent « seulement » se promener en ville ou
rejoindre une petite amie, dégénèrent parfois.
Enfin, c’est l’inauguration
et … la déception.
De notre école, on ne
voit rien de ce qui se passe chez les filles, même pas leur cour de
récréation. Il y a eu quelques tentatives de « fraternisation
» et de visites nocturnes. Elles nous ont toutes été racontées avec
force détails réels ou imaginaires, par les plus hardis d’entre nous,
mais nous n’en saurons pas plus.
Par vent du Nord, des
messages parfois très tendres écrits sur du papier toilette traversent
la rue pour essayer de parvenir à une destinataire, hypothétique ou
parfaitement identifiée. Il est même arrivé que, les veilles de vacances,
ce soit du haut de la terrasse du grand bâtiment, interdite aux élèves,
que des paquets entiers de p.q., porteurs d’espoir, de codes, de signes
d’identification et d’horaires de trains au départ de Grenoble, traversent
la route.
Les habitants des immeubles
voisins n’appréciaient pas toujours ce mode de communication.
Puis la routine s’est
installée et le lycée des Eaux Claires a fait partie du paysage.
Il est interdit de fumer
à l’école sauf pour les élèves des classes préparatoires, dans leur
foyer uniquement. Certains élèves de terminale ou de première arrivent
à se faire inviter dans ce foyer. C’est rare et c’est à leurs risques
et périls.
Les fumeurs ont plutôt
l’habitude de se retrouver, cachés entre deux des bâtiments en bois
qui occupent une partie de la cour. Certains soirs d’été, il est possible
de voir la fumée qui monte dans la lumière du soleil couchant.
Un soir, l’encadrement
décide de frapper un grand coup.
Le piège est mis en place
pendant que nous sommes au réfectoire. Des surveillants se planquent
à chaque extrémité des bâtiments et attendent. Les fumeurs, repus,
viennent s’installer pour deviser calmement. Nous, les plus jeunes,
avons noté une situation inhabituelle et nous attendons, intéressés.
Quand la lueur et la fumée des cigarettes sont bien installées, un
coup de sifflet retentit. Il fait presque nuit. Comme une ruche agressée,
les trente ou quarante fumeurs éteignent leur cigarette, se lèvent
et cherchent à s’échapper. D’un coté, une seule silhouette, bien campée
sur ses jambes. De l’autre coté, quatre silhouettes. La troupe se
rue sur la silhouette isolée. Arrivée à quelques mètres du surveillant,
elle reconnaît un surveillant général, « le J ». Cet homme
a une carrure de rugbyman et, surtout, il est craint
et respecté. Les premiers élèves s’arrêtent, préviennent les suivants
et, comme un seul homme, la troupe fait demi-tour. Les quatre autres
surveillants sont littéralement renversés et piétinés. C’est la deuxième
ligne des surveillants qui a pu cueillir quelques fautifs, dont la
plupart étaient « connus des services »… Nous, les plus
jeunes, avons salué l’exploit et porté un regard encore un peu plus
respectueux à ce surveillant général.
Un jour le premier pétard
explose, probablement dans la cour de récréation.
Il est suivi d’un second
et de plusieurs autres. Le jeu commence à intéresser plusieurs élèves
et il faut mettre au point un circuit de ravitaillement. Les externes
et les élèves des grandes classes qui ont le droit de sortir, sont
mobilisés. L’activité commençant à prendre de l’ampleur, l’encadrement
décide de sévir.
Les pétards sont interdits.
Les « artificiers » entrent dans la clandestinité.
Quelques élèves se font
prendre et, bien entendu, punir. Il faut trouver une solution. L’école
nous ravitaille en lacets, qui font partie de notre paquetage. Un
« expérimentateur » a découvert, peut-être en essayant de
les fumer, que ces lacets, une fois allumés, se consument doucement
sans s’éteindre. Un autre expérimentateur mesure le temps de combustion
des différents types de lacets fournis par « l’intendance »
et, en fixant la mèche du pétard au lacet qui brûle, on fabrique un
dispositif explosif à retard réglable de mise à feu. Difficile pour
l’encadrement de retrouver les coupables en comparant l’heure des
autorisations de sortie de l’étude à l’heure des explosions, qui retentissent
à toutes heures et à tous les étages.
Tout élève vu dans les
couloirs devient suspect et la psychose s’installe…
En brûlant, le lacet dégage
une odeur désagréable et caractéristique, qui permet souvent de localiser
le pétard en attente de mise à feu. La chasse aux pétards et aux artificiers
devient donc la mission principale des surveillants. Certains malins
se contentent de faire brûler des lacets sans pétard, pour énerver
un peu plus les « enquêteurs ».
Puis la mode a passé.
Comment ? Pourquoi ? Je me souviens de quelques pétards
glissés subrepticement, au réfectoire, dans les plats de pois cassés
et autres purées. L’opération ne durait qu’une ou deux secondes. Poussé
par un soldat « appelé », le chariot rempli de plats arrive
des cuisines et, de portes battantes en portes battantes, rejoint
le réfectoire de la compagnie à laquelle il est destiné.
Quand il arrive à l’extrémité
d’un des réfectoires, un pétard est allumé et introduit dans un plat.
Le soldat et son chariot sont poussés sans ménagement dans le réfectoire
suivant. Le temps que les portes battantes se referment, l’explosion
soulève l’enthousiasme des artificiers et la colère de ceux qui, en
général gros mangeurs, se trouvent là où arrivent les plats dans le
réfectoire visé. Les jours suivants, les consignés se relaient pour
nettoyer les murs…
Les élèves des classes
préparatoires sont des engagés volontaires. Ils sont payés une quinzaine
de francs (anciens) par mois, approvisionnés en cigarettes, paquets
de tabac et timbres poste F.M. (franchise militaire). Les élèves de
terminale sont en autodiscipline. Vers la fin des années 50, tous
leurs dortoirs sont dans le vieux bâtiment. Ils ne sont pas surveillés
en permanence, loin de là. Certains élèves des autres classes y sont
parfois invités ou s’y invitent pour écouter de la musique, lire un
peu, discuter aviation, mais surtout pour être avec les grands. Les
plus âgés viennent pour s’approvisionner en tabac et pour braver l’interdiction
de fumer.
Il arrive que certains
élèves des petites classes n’accordent pas suffisamment de respect
aux anciens et se montrent désagréables. La punition, appliquée à
titre très exceptionnel, est connue. Un extincteur est décroché de
son support et, « manu militari », le jeune est accroché
au mur, pendu par la ceinture. Je crois me souvenir que l’un d’eux,
particulièrement insolent et oublié par erreur, y est resté entre
deux récréations. Muré dans un silence prudent, il a été sévèrement
puni pour absence au cours.
Les supports d’extincteurs
étaient préférés aux portemanteaux, moins solides, moins bien fixés
au mur et, par conséquent, plus dangereux. Sécurité d’abord…
Les
activités aériennes.
Un
avion est affecté à l’école. En 1952, c’était un Morane 500, version
française du Fieseler « Storch ». Il permet aux rares pilotes
présents, qui volent un peu, de bénéficier de la « solde à l’air »
et de faire voler, trop rarement, les élèves. Et pourtant…Chaque fois
que l’avion à cocardes passe dans le ciel grenoblois, la moitié des
élèves a le nez en l’air et rêve de « faire un tour ».Cet
avion sera remplacé par un Nord 1100 « Ramier », puis par
un Morane 733 « Alcyon », avant de revenir et d’être démobilisé
sur place. Il a été cédé à l’Aéro-club du Dauphiné où il a loyalement
servi de bête de somme pendant plusieurs années. Quand j’étais en
classe préparatoire, le Colonel commandant l’école m’a fait voler
dans le Morane 733. C’est le seul vol que j’aie effectué sur l’avion
de l’école.
En
attendant, nous faisons de l’aéromodélisme.
A
l’origine c’est « Baratin », un cadre de l’école, qui relance,
dans le dortoir de la classe dont il avait la charge, cette activité
abandonnée quelques années plus tôt. La mayonnaise prend, un club
est créé. Son local est d’abord installé au rez-de-chaussée dans la
« rotonde », l’extrémité Nord du grand bâtiment. Avec la
création des « activités culturelles », l’atelier émigre
à l’étage supérieur du vieux bâtiment, où il est installé à coté du
club de musique classique. Tout se passe bien jusqu’à l’arrivée des
premiers micromoteurs qu’il a bien fallu roder. Après avoir installé
un banc de rodage sur le garde fou d’une des fenêtres de notre local,
nous chérissons la « douce » mélodie de nos petits engins
qui font leurs premières vocalises avant de prendre leur envol. Dans
la salle voisine, les mélomanes, ou plutôt « ceux qui se considèrent
comme tels », n’apprécient pas. Les membres des autres clubs
et les habitants des immeubles voisins n’apprécient pas non plus d’ailleurs.
Les
vols, vol libre pour les planeurs, vol circulaire pour les avions
à moteur, ont lieu sur le terrain de sport, là où il n’y a encore
aucun bâtiment. Il faut négocier un peu d’espace avec les « fouteux »
et autres joueurs de ballons. De temps en temps, le soir, la cour
de récréation est transformée en « centre d’essais en vol ».
Nous
y faisons voler, en vol circulaire, des avions en bois et en papier
y compris, ce qui est révolutionnaire pour l’époque, un modèle à réaction
construit autour d’un pulsoréacteur. Cet engin a été fabriqué dans
les ateliers de l’école par un ingénieur qui faisait son service militaire,
long de 28 mois. Les vols ont lieu dans la cour, le soir, pendant
les récréations de l’internat. La mise en route est laborieuse et,
dans un bruit d’enfer, tuyère chauffée au rouge, l’avion décolle et
tourne à plus de 100km/h au bout de fines cordes à piano d’une douzaine
de mètres de longueur. La force centrifuge fait contracter les muscles
de nos bras de pilote et il faut être très doux sur la poignée de
commande, car la « bête » est très sensible. Tout le quartier
est aux fenêtres et nos camarades spectateurs veulent tous voir de
très très près.
Le « pulso » n’a
pas explosé, les cordes à piano ont tenu et, malgré le chahut habituel
dans le groupe des spectateurs, aucun élève ne s’est trouvé sur la
trajectoire du bolide. Il n’y a eu ni mort, ni blessé !
Nous
sommes en première ou en terminale. L’Armée de l’Air a besoin de bras
pour « les opérations de maintien de l’ordre » en Algérie.
Elle ouvre un recrutement pour former des pilotes qui resteront, en
principe, réservistes. Les primes d’engagement sont tentantes et,
pour ceux qui aiment le vol, l’appel est très fort. Quelques uns de
nos camarades s’engagent.
Pour
eux, finies les études, finies les contraintes de l’internat. Quelques
mois plus tard, certains reviennent nous voir. Ils ont des beaux uniformes
tout neufs, avec des galons de caporal-chef tout neufs, un brevet
de pilote tout neuf et une voiture de sport. Ils offrent à boire et
racontent leurs expériences, leurs exploits, sur T-6. Tout ceci nous
impressionne et certains de nos camarades s’engagent eux aussi. L’année
suivante, ils reviennent nous voir…
Face
à nos bouquins de maths, de physique et d’anglais, nous nous sentons
petits, presque misérables. Il est alors difficile de garder les pieds
sur terre et de continuer à « croupir » à Grenoble, dans
l’espoir de jours meilleurs.
Que
sont devenus tous ces Elèves Pilotes Elémentaires de Réserve (E.P.E.R.) ?
Je
n’en ai pas revu beaucoup dans les escadres que j’ai fréquentées…
A
la fin de la « guerre d’Algérie », ils n’ont certainement
pas tous pu rengager…
Nous
sommes en 1957, en classe de première technique quand la nouvelle
arrive. Cinq bourses de cinq heures de vol sont distribuées à quelques
élèves. Je ne me rappelle plus comment je m’y suis pris, mais j’ai
fait partie des cinq heureux élus.
C’est
très ému que, en compagnie de mes quatre camarades et des élèves de
prépa qui, eux, ont depuis longtemps la possibilité de voler, je me
retrouve sur le terrain d’Eybens, là où a été construit le village
olympique pour les jeux d’hiver, en 1968.
Mon
premier vol a lieu sur un Jodel D.112 de l’aéro-club du Dauphiné.
Le pilote est, dit la légende, un ancien pilote allemand au nom plutôt
polonais et difficile à prononcer. Nous l’appelons « Messerschmitt ».
Il n’est pas plus moniteur qu’un pilote normal, mais il aime voler
et il aime nous faire voler. Je suis enthousiasmé. Nous survolons
Grenoble et les collines qui entourent la ville, il me laisse les
commandes pratiquement tout le temps, me montre un décrochage et un
virage serré. J’ai un peu serré les fesses et les dents et, quand
nous nous sommes posés, j’en étais maintenant certain, je serai pilote.
Avec
plus ou moins de bonheur, car j’ai aussi rencontré des « instructeurs »
qui ont failli me dégoûter à tout jamais de l’aéronautique, j’ai fait
mes cinq heures de vol et je suis retourné ronger mon frein à l’école,
devant mes cahiers.
Deux
ans plus tard, en classe préparatoire, tous les élèves ont droit à
cinq heures de vol en avion. Les heures de vol en planeur ne sont
pas limitées. Comme j’ai des problèmes avec l’aptitude médicale pour
être pilote militaire, j’en profite au maximum pendant que je peux.
D’abord, en remplissant les demandes pour plusieurs de mes camarades
qui ne sont pas intéressés. De cette façon, je peux récupérer les
heures auxquelles ils ont droit. Ensuite, quand j’ai été breveté,
en faisant à leur profit les baptêmes de l’air qu’ils offrent à leurs
conquêtes, pour renforcer leur capital de séduction…Tous mes loisirs
se passent sur le terrain d’Eybens. A pieds ou en vélo, munis d’un
repas froid fourni par l’école, nous, les « fanas », rejoignons
les hangars. Quand la météo est favorable, nous ne rentrons qu’à la
nuit. Quand il pleut, nous attendons l’éclaircie en nous racontant
des histoires de pilotes. Nos moniteurs, sympathiques et compétents,
Henri, Monique, René m’ont beaucoup appris. C’est avec René que, en
1961, j’ai la chance de participer au tour de France aérien des jeunes
pilotes.
Nous
avons aussi la possibilité de sauter en parachute. Nous sautons d’appareils
de tous types, y compris du Piper « Choucas » avec lequel
Henri Giraud vient de se poser sur le sommet du Mont-Blanc. A trois
dans ce biplace, Tony le largueur est recroquevillé derrière le siège
arrière et nous aide à sortir avec nos parachutes, sans accrocher
la poignée du ventral. L’été, le para s’installe assis à 90° de l’axe
avion, porte ouverte, les jambes à l’extérieur.
Nous
sautons aussi du biplace Morane 500, l’ancien « STORCH »
de l’école. Pour « rentabiliser » le vol, nous embarquons
à cinq dans l’appareil. Le pilote, trois paras en automatique ou en
commandé assis sur un petit banc bricolé à la place du siège arrière
et le largueur accroupi derrière tout le monde, dans le fuselage.
Nous ne connaissions pas, à l’époque, les problèmes de « surpoids »
pour les paras, ou de surcharge pour l’avion.
L’été,
le premier à partir s’installe à 90° de l’axe avion, assis sur les
pieds du suivant. Porte ouverte, avec les jambes et une bonne partie
du haut du corps à l’extérieur, cramponné aux tubes métalliques de
la structure du fuselage, il est considéré comme ayant la meilleure
place.
Il
est courant qu’un planeur soit, en plus, accroché derrière l’avion.
Les parachutes à ouverture automatique sautent avant le largage du
planeur pour éviter que, pendant l’ouverture de la voile, le parachute
s’emmêle avec le câble reliant l’avion et le planeur. Quand le planeur
est un biplace (Castel 25-S), on ne met (Sécurité d’abord…) que
quatre personnes dans le « Storch », et on ferme la porte
pour limiter la traînée !
C’est
à partir de cet avion que j’ai fait mes premières chutes libres, départ
pendu par les mains au hauban de l’aile.
En
préparation militaire parachutiste, nous avons aussi sauté de Noratlas,
qui était un avion relativement nouveau, au Bourget du lac et à Ambérieu
et aussi, sur le terrain en herbe de Saint Etienne de Saint Geoirs,
de Dakota. L’un d’entre eux était même équipé de deux petits turboréacteurs
d’appoint, ce qui nous a permis de dire que nous avions sauté de « réacteur ».
Ce Dak devait, je pense, servir de banc d’essai pour l’installation
des réacteurs « Marboré » sur les Noratlas, version N.2502
et quelques suivantes.
Quand je suis arrivé à Salon,
sergent, après trois ans de prépa, j’avais fait à peu près cent heures
de vol en avion, cent heures de vol en planeur et cent sauts en parachute.
Auteur : Denis Turina
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