Vertiges
de nuit Cazaux.
Le 2 octobre 1967. F-100 D n°
42148 Auteur : Denis Turina Aujourd’hui il fait beau, mais le ciel se
charge de nuages en fin d’après-midi et des orages sont annoncés pour
la soirée et la nuit. Nous prévoyons quand même de décoller en vol
crépusculaire pour nous entraîner aux interceptions à haute altitude,
puis de faire des percées sous le contrôle de l’approche pour le cas
où il nous faudrait nous poser rapidement. Casse-croûte rapide au mess,
briefing. Les Mystères IV annulent leur vol de nuit.
C’est normal, ils ont des jeunes pilotes !!! Nous, avec nos F-100 et du pétrole, ce n’est
pas un petit orage qui va nous clouer au sol. Quand nous décollons,
à trois avions, le ciel commence à se faire menaçant. Nous sommes les
seuls avions sous contrôle militaire en l’air dans la région. Les meilleurs ! Au bout d’une demi-heure le soleil a disparu
sous l’horizon, et nous voyons des éclairs dans le lointain. Le spectacle
que nous offre la silhouette des avions manœuvrant entre les têtes de
cumulonimbus dans le ciel qui noircit rapidement, est grandiose et féerique. Au sol la situation est moins idyllique. Il
commence à pleuvoir sur Cazaux et l’approche nous rappelle pour nous
faire rentrer. Les bases de Bordeaux et de Mont de Marsan sont en train
de passer « rouge », nous ne pourrons donc pas nous y poser.
En cas de déroutement il nous faudra rejoindre Istres ou Orange. En altitude les éclairs se font plus nombreux,
et commencent à perturber sérieusement les bâtonnets de nos yeux de
chasseurs. On n’y voit plus grand-chose. Nous commençons la percée. Je suis en position
de n°2, le leader est en tête. Au départ il avait moins de pétrole que
nous, il se posera donc le premier. Le numéro trois, le sergent-chef
C, pilote opérationnel expérimenté, ferme la marche. Les nuages sont épais et chargés d’électricité,
la pluie frappe la verrière. De temps en temps un feu de Saint Elme
dû à l’électricité statique relie les montants du pare brise, et les
éclairs de l’orage ne sont plus très loin. Je commence à me sentir un
peu petit et je me rappelle la phrase bien connue des anciens : - Il vaut mieux être au sol et avoir envie
d’être en l’air, qu’être en l’air et avoir envie d’être au sol. Je passe 20.000 pieds (6000 m) en descente.
Il est temps que ça se termine. Soudain : - Ici N° 3, j’ai une panne de réchauffage
pitot, l’aiguille de mon badin (l’indicateur de vitesse) bat de 20 à
30 kt. Le leader répond : - 3, tu remontes
au dessus de la couche, N° 2 tu vas le chercher. « Et M.. ». Je
réponds : - 2, bien reçu, je remonte et je vais le chercher. Mon camarade ne peut plus faire confiance
à son indicateur de vitesse. De nuit, dans ce ciel d’orage, il est très
risqué pour lui de tenter de rentrer seul à la maison. C’est à moi de
le ramener sain et sauf. Nous nous rassemblons au dessus de la couche
et, en patrouille serrée, nous plongeons de nouveau dans la « marmite »
qui s’agite de plus en plus. Les éclairs se font plus fréquents et plus
proches, j’augmente l’éclairage de ma cabine. La turbulence est moyenne,
forte par moment. La luminosité est mauvaise. Je suis gêné par les éclairs
et par les feux de position de mon équipier. J’ai du mal à suivre mes
instruments et à piloter souplement. L’équipier se bat pour rester en patrouille
et il se cramponne bien. Je lui demande de couper ses feux de position
et lui dis que j’ai du mal à rester stable. Puis, sournoisement,
un déphasage s’installe entre ce que disent mes instruments et ce que
je ressens. Une situation d’inconfort grandit dans ma tête. Je préviens mon équipier et le contrôleur
d’approche de mes problèmes. - n°3, désolé, je crois que j’ai des vertiges,
j’ai du mal à rester stable. Comment va ton badin ? - Il a l’air de se stabiliser, donne moi ta
vitesse de temps en temps pour que je puisse comparer. - O.K. on continue comme ça mais fais attention
à mes mouvements ». J’ai de plus en plus de mal à contrôler mes
gestes et je ne me sens pas capable d’assurer la précision nécessaire
pour faire une approche finale guidée par radar, surtout avec un équipier
en patrouille. Ma tête tourne. Je pilote mécaniquement et brutalement. Je sais et je crois qu’il faut faire confiance
à l’horizon artificiel. Je ne pense qu’à ça et je me cramponne à cette
idée. Je commence à avoir des nausées. Je ne veux pas abandonner mon camarade en
panne et je ne me sens pas capable de le ramener au sol en sécurité.
Je ne sais plus rien, mentalement je suis perdu. J’ai envie d’arrêter
la descente pendant qu’il en est encore temps. La descente se poursuit quand même tant bien
que mal et, vers 8 ou 10.000 pieds, le n° 3 m’informe que les indications
de son badin sont identiques aux miennes. Vers 5.000 pieds, je n’en peux plus. Le n°
3 annonce qu’il a du mal à tenir la patrouille, que son badin semble
fonctionner correctement et qu’il continue la percée tout seul. Ouf. Je demande à l’approche de remonter à 10.000
pieds pour me calmer et pour « recaler mes gyros ». Tout semble
bien se passer pour mon équipier que j’écoute à la radio. Il vient d’entrer
en contact avec le radar de guidage terminal. Après un circuit d’attente aussi stable et
aussi calme que le permettent les nuages, je me sens mieux et je demande
à redescendre. Les grains arrivent, la turbulence se renforce. Je pilote
toujours brutalement, mais ça va mieux. L’approche m’annonce que mon
équipier est posé normalement et qu’il ne faudrait pas trop que je traîne.
Le terrain de déroutement est la base d’Istres. C’est reparti pour la
descente. Mon pilotage manque toujours de précision. Le contrôleur est très calme, rassurant, mais
j’ai du mal à suivre ses ordres avec précision. Un grain est sur l’axe
de descente, la turbulence se renforce. J’envisage de remonter et de
recommencer. J’ai de quoi faire : le F-100 a du pétrole. Soudain, vers 5 ou 600 pieds (150 à 180 mètres
du sol), dans le coton du nuage, je distingue par intermittence des
lumières blanches alignées, plus bas à droite. « C’est le sol, c’est la rampe d’approche,
j’y vais. Je suis trop haut et à gauche, mais je dois pouvoir m’aligner
sur la piste et me poser ». J’incline l’avion à droite et plonge pour
rejoindre l’axe lumineux. Hurlement du contrôleur : - Écart dangereux, remettez les gaz ! remettez les gaz ! A ce moment je sors sous la couche. La pluie
n’est pas très forte, je vois les lumières de la base et, plus loin
à gauche, la rampe d’approche et les balises d’entrée de piste. Manette à fond en avant, « baïonnette
à gauche », manette en arrière, un peu, tout doucement. Les roues touchent le sol. Plein réduit, aérofrein,
roulette au sol, « noseweel» enclenché, parachute.
Le parachute s’ouvre normalement. Volets rentrés : c’est la fin
du cauchemar. Plus tard, au mess, nous avons débriefé. Ce
que j’avais pris pour la rampe d’approche était la clôture, éclairée,
d’une zone très « sensible » de la base. Par son hurlement,
le contrôleur m’a « réveillé » et peut-être sauvé la vie.
Il nous avait rejoints car, ce soir là, les vols de nuit ne se sont
pas terminés bien tard à Cazaux. |