Et que ça saute : Deuxième !

  Escadron de chasse 1/11 "Roussillon" - F-100 N° 42150 – 11-EG

5 septembre 1967, Cahors 

 

Auteur : Denis Turina

Depuis presque un an déjà, je vole sur F-100 à l’escadron de chasse 1/11 « Roussillon » basé à Bremgarten, face à Colmar et de l’autre coté du Rhin. Je suis pilote opérationnel en début d’entraînement pour obtenir la qualification de sous-chef de patrouille.

Ce jour là, nous décollons de Cazaux, où notre mission principale est le remorquage des cibles air/air au profit d’un escadron de Mirage de la 13ième escadre de chasse basée à Colmar, pour une mission d'assaut à très basse altitude à deux avions. Un des points qu'il nous a été donné à « attaquer », est l’entrée d’un tunnel situé dans le Sud-Ouest de la France. La météo est bonne. Le leader, le sergent-chef J., sous chef de patrouille et ancien pilote de H 34 en Algérie, est un bon camarade expérimenté et assez exigeant. C’est lui qui, pour l’instant, est en tête. Je suis donc son équipier et sur la prochaine branche de navigation nous échangerons nos rôles. Je prendrai sa place, il deviendra mon numéro deux.

Nous sommes à moins de deux minutes du tunnel et nous volons en formation d’attaque à 450 Kt (840 Km/h) et 600 pieds/sol (180 mètre de hauteur). Tout va bien, j’essaie de suivre la navigation tout en gardant ma place et en surveillant le ciel. A ces vitesses là, un avion extérieur à la patrouille peut se rapprocher très vite et le risque de collision est bien réel.

Soudain, un grand bruit qui ressemble à une explosion un peu étouffée retentit à l’arrière. Le moteur perd un peu de poussée, une discrète odeur de fumée arrive dans la cabine et de légères vibrations « titillent » mon épiderme. J’ai un coup au cœur. Instantanément, je réduis un peu les gaz et monte sous la couche, vers 4.000 pieds (1.200 mètres). Je préviens mon leader :

- Leader, je viens de ressentir « comme un choc » et d’entendre une explosion. Viens voir dans quel état est mon avion.

- O.K. J’arrive.

Je pense être entré en collision avec « quelque chose » ou avoir perdu une des charges accrochées sous les ailes. L’inspection du leader, qui examine de près mon avion, ne donne rien. Il trouve cependant que mon réacteur fume beaucoup, même pour un J-57…

Par précaution, nous décidons de renter à Cazaux qui se trouve à une vingtaine de minutes de vol. Tout parait normal dans la cabine, mais je ressens toujours des vibrations inquiétantes et je dois remettre un peu de gaz pour tenir la vitesse de 400 Kt (740 Km/h), vitesse normale de navigation. Le leader surveille mon avion.

Boum. Une deuxième explosion, comme un coup de canon, se fait entendre et mes pieds sautent du palonnier. C’est un « beau » décrochage compresseur et, comme sur F-100 nous sommes assis sur la veine d’air qui alimente le moteur, c’est très impressionnant pour le pilote. Le leader voit une flamme de plusieurs mètres sortir de ma tuyère et croit que j’enclenche la post combustion, alors que je n’ai pas touché à la manette des gaz.

Nous décidons de rejoindre Toulouse, à un peu moins de 10 minutes de vol, pour faire un atterrissage d’urgence pendant qu’il en est encore temps.

Deux minutes plus tard, les décrochages du compresseur se font moins violents mais plus fréquents, la poussée et la vitesse diminuent doucement. Le leader m’informe que la fumée qui me suit devient de plus en plus dense et que des flammes apparaissent par instant à la sortie de la tuyère. Tout sauf une situation d’avenir !

La manette des gaz est à fond en avant, la vitesse et l’altitude diminuent régulièrement. Je comprends que je ne pourrai probablement rejoindre aucune piste et que je dois préparer mon éjection, au cas où, en espérant que l’avion n’explose pas avant que j’aie trouvé une zone dégagée de toute habitation.

Maintenant, les décrochages du compresseur sont permanents. Ils font un bruit et des vibrations de marteau-piqueur assez impressionnants. Je dois descendre pour maintenir une vitesse qui me permet de contrôler l’avion. C’est la fin. Heureusement, sur la caméra du viseur, devant mes yeux, une bande « dymo » de couleur verte indique : « siège fusée ». Tous les avions n’étaient pas encore équipés de ce type de siège éjectable et, dans ma tête, je pars du principe que tant que l’avion est en l’air, le siège me sortira de là.

Je vérifie la bonne position du « Zéro seconde » sur la poignée du parachute et je cherche, pas trop loin, un endroit où « planter » l’avion sans qu’il fasse trop de dégâts au sol.

Côté parachutisme, je me sens prêt.

A Nancy, l’année précédente, nous avions comme instructeur sur Mystère IV, un pilote membre de l’équipe de France de parachutisme et chef de la section sportive de parachutisme de la base d’Ochey. J’avais donc repris les sauts, fait pas mal de chute libre à Azelot et à Lunéville et continué à sauter quand j’avais été affecté sur F-100.

Je sautais régulièrement à Colmar et à Bremgarten avec les commandos parachutistes de la base. J’avais à peu près 250 sauts et je devais profiter de mon séjour à Cazaux comme remorqueur de cibles, pour passer le test vrille (en chute libre) à Biscarosse où se trouvait le Centre National de Parachutisme. C’était le seul organisme habilité à délivrer aux militaires ce test qui leur permettait, dans le cadre des sections sportives militaires, de sauter à plus de 2000 ou 2500 mètres.

 

Devant moi se trouvent un village et quelques fermes isolées. A ma droite le Lot, qui longe une pente assez escarpée, haute d’une centaine de mètres. Au-delà, un plateau qui semble désert. C’est là que je vais essayer de « planter » l’avion. Ma vitesse est faible, de l’ordre de 220 Kt (400 Km/h) et je vois des cultivateurs qui travaillent dans les champs. Je me dois de rester les ailes horizontales pour ne pas trop descendre et pouvoir m’éloigner d’une ferme, avant de virer vers la pente et de sauter.

Je suis bas, peut-être à moins de 200 mètres du sol, quand la ferme glisse sous mes ailes.

Je vire à droite en direction du plateau et, avant d’avoir fini mon virage et remis les ailes horizontales, je comprends. Le plateau sur lequel j’avais prévu d’écraser l’avion monte dans mon viseur. Je suis trop bas. Un instant de panique me noue les tripes. C’est pourtant le moment de penser vite et bien. En réalité, il n’y a plus rien à faire. La seule issue c’est de sauter, et vite.

L’avion est face à la pente, ailes horizontales. Je tire sur le manche pour annuler autant que possible la vitesse verticale de descente, place mes pieds dans les cale-pieds du siège et remonte les accoudoirs pour éjecter la verrière et dégager les détentes qui commandent l’éjection.

Accoudoirs relevés, sans verrière et sans rideau devant les yeux, la vue sur le paysage est imprenable. La pente escarpée fait face à l’avion, l’eau du Lot arrive sous mes pieds. Je suis fasciné et tétanisé par le spectacle. Je regarde, plus haut que moi, les arbres sur lesquels je vais m’écraser.

Du fond de moi, une petite voix s’élève et semble dire :

- Qu’est ce que tu attends ?     La partie n’est pas finie, il te reste encore quelque chose à faire.

- Ha, oui, les détentes.

Avec un réel effort de volonté, je me force à ouvrir mes mains, crispées sur les accoudoirs, et j’actionne les détentes. La sortie de l’avion se fait « en catastrophe », très bas.

L’avion disparaît sous le siège en rétrécissant, un peu comme dans un dessin animé. Je le vois qui percute la pente à une bonne centaine de mètres devant moi. Une boule de flammes et de fumée grossit rapidement, car il reste 4 à 5 000 litres de carburant et quelques centaines d’obus à bord. C’est un spectacle grandiose auquel les lois de la gravitation et de l’aérodynamique me poussent à participer, d’autant plus que le parachute me parait bien lent à s’ouvrir. Qui va gagner ?

Dès que je peux (coup d’œil en haut, le parachute finit à peine de se déployer), je tire sur les suspentes pour m’éloigner de l’incendie. Le vent est avec moi. Je m’estime à 50 mètres du sol.

Coup d’œil en bas, le Lot. Pas d’accord pour me mouiller les fesses. Je tire plus fort sur les suspentes et saute une haie d’arbres sur la rive. Derrière : des vignes. Pas d’accord pour être transformé en « sucette ». Quelques tractions, un lancé de jambes, je me pose debout entre deux rangées de piquets.

Je suis en bon état, content. J’ai évité l’incendie, la rivière, les piquets et les tendeurs des vignes.

Je souffle un grand coup.

 

Mon leader tourne au dessus. J’enlève mon parachute, dégrafe ma mae-west pour lui faire des grands signes et gesticule en courant, pour lui monter que tout va bien. A lui de faire passer l’info.

Des cultivateurs me rejoignent :

- Qu’est ce qu’on a eu peur. On pensait qu’il n’y avait plus personne dans l’avion. On a d’abord cru qu’il allait nous tomber dessus dans les champs, ensuite qu’il allait tomber sur la ferme et puis on a vu le parachute, alors on arrive. Tiens, bois un coup avec nous. Des émotions comme ça on sait ce que c’est, ça creuse.

Ils m’offrent à boire un breuvage de leur cru qui sent très bon mais que je refuse poliment, prétextant un contrôle d’alcoolémie par les gendarmes, comme après chaque accident. Ils compatissent et proposent de m’entraîner chez eux pour boire un sirop.

A ce moment la sirène des pompiers se fait entendre. Leur camion apparaît et s’arrête à quelques centaines de mètres. Nous les voyons descendre une barque de leur camion, alors que, de l’autre coté de la rivière, de petites explosions retentissent dans l’épave qui brûle.

Je demande à un jeune garçon, à bicyclette, de les prévenir que je suis sain et sauf, qu’il n’y a plus personne dans l’avion et qu’il ne faut pas s’approcher de l’épave à cause du risque d’explosion. Nous les rejoignons au moment où ils allaient mettre la barque à l’eau. Ils veulent être certains qu’il n’y a pas de blessé, promeneur ou chercheur de champignons, autour de l’avion. Je les dissuade se s’approcher car les obus continuent d’exploser.

Avec les cultivateurs, nous retournons à la ferme pour nous désaltérer. Ils m’apprennent que nous sommes sur la commune de Parnac.

Un Commandant de gendarmerie se présente alors, avec son chauffeur et une escorte. Il me prend à part et, avec un air de conspirateur, me demande ce que je transportais. Je suis étonné qu’un aussi haut gradé soit déjà là et je ne comprends pas bien sa question. Me prendrait-il pour un receleur ou pour un contrebandier ?

Après quelques échanges verbaux, il m’explique qu’il a été prévenu qu’un avion « porteur de la bombe atomique » s’était écrasé sur ses terres. Il y a un an seulement que les F-100, ne sont plus « nucléaires ». Rassuré l’officier repart, laissant à ses troupes locales le soin de poursuivre le travail.

Transport à la gendarmerie, interrogatoire sérieux et amical par le chef de la brigade de Luzech.

Nous sommes un peu perturbés par l’animation et le bruit qui règnent sous les fenêtres de la gendarmerie qui donnent sur la rue. Les habitants du lieu sont rassemblés et tenus informés par un des témoins de la ferme qui raconte l’histoire avec force détails. Beaucoup veulent « voir le pilote », certains se font la courte échelle, d’autres sautent derrière les vitres. Je n’ai malheureusement pas grand-chose à dire car je ne connais pas la cause de la défaillance de mon moteur.

Le gendarme insiste gentiment pour avoir des détails. Il est un peu triste et semble très malheureux.

Puis il me dit :

- S’il vous plaît mon lieutenant, donnez moi des détails. Vous comprenez, ici une histoire pareille ça n’arrive pas tous les jours. Alors, si je n’en ai qu’une page sur mon carnet, les gendarmes des autres brigades vont se moquer de moi.

Je commence donc à lui raconter ma journée et le début du vol. Il me remercie du fond du cœur, commence à écrire et envoie un de ses hommes calmer mes « supporters ».

J’ai une copie du rapport d’enquête, avec les dessins de l’épave faits par la gendarmerie du lieu. Je trouve que le travail est remarquable.

 

Arrivée de l’hélicoptère H-34 de Cazaux, passage un peu ému au dessus de ce qui reste de mon bel avion, qui continue de brûler doucement sous le contrôle des pompiers.

Retour à la base, passage par l’infirmerie où je négocie une soirée au mess (plutôt qu’une nuit en observation) pour mener une vie normale au milieu de mes camarades. Le lendemain, radio de la colonne vertébrale à Bordeaux et, le surlendemain, reprise des vols sans état d’âme.

 

J’ai été très sensible au fait que ce soit l’adjudant « W », le chef de piste, qui me brêle pour ce premier vol. Depuis bien longtemps il laissait ce soin aux jeunes « pistards » sauf, peut-être, pour brêler le commandant d’escadron le 14 juillet, au décollage vers Paris pour y défiler à la tête de ses troupes.

Pour moi, jeune lieutenant, tout juste « pilote opérationnel », c’est une vraie reconnaissance des mécanos. Un peu comme une décoration. Nous nous sommes regardés, nous nous sommes souris et, je crois, nous nous sommes compris. 

Entre temps j’avais récupéré et « planqué » la poignée du parachute. 

Cet accident a été le premier d’une série d’événements qui, en quelques jours, ont perturbé mon existence de jeune pilote.

 

12 septembre 2017.

Sur la route, de Toulouse vers Loctudy pour rejoindre la promo, cinquante ans plus tard à quelques jours près, Bernadette et moi avons fait une halte à Parnac.
Nous y avons retrouvé Marie, la jeune mariée qui accompagnait les cultivateurs à son retour de voyage de noces, dont le mari était décédé et Anne, leur fille aînée.
Elles nous ont raconté que cette aventure avait longtemps animé les soirées familiales, puis Marie m'a demandé :
- si ce n'est pas indiscret, quel âge aviez-vous ?
Je lui ai répondu que j'allais sur mes 27 ans et elle a souri. Puis elle a ajouté :
- pendant que tous les hommes se racontaient les émotions qu'ils venaient de vivre avec votre arrivée en fanfare et vous questionnaient sur les circonstances de l'accident, je vous voyais comme un grand ado, tout penaud d'avoir cassé son beau jouet. Belle leçon d'humilité !

Auteur : Denis Turina