Le bout du temps


Auteur : Denis Turina

Dans la vie courante, le temps s’écoule plus ou moins vite et, comme l’eau qui sort du robinet, on ne se préoccupe guère de son approvisionnement. Chacun se projette normalement dans le futur, à court ou à long terme. « L’année prochaine je déménage. Demain, je pars en voyage. Dans une heure, je rentre à la maison. Dans deux minutes, j’appelle la tour de contrôle ».

 Quand la situation devient critique, le rythme s’accélère. Les émotions et les décisions se succèdent rapidement. Les projets, les décisions et les actes se limitent au très court terme. Il m’est arrivé de vivre des instants où le terme est tellement court, la possibilité de se projeter dans l’avenir tellement limitée que, à plusieurs reprises, j’ai ressenti, j’ai vu, j’ai vécu « le bout du temps ».

Chaque seconde qui s’écoule, porteuse d’un espoir fou, est toute entière tournée vers la conquête de la suivante. Rien de plus.

 

C’est le cas en Espagne quand, caché derrière le rideau de mon siège éjectable, réacteur éteint, sans verrière et dans le bruit du vent, je continue à compter et je réalise que le siège ne partira plus tout seul. C’est la prise en compte d’une évidence.

L’altitude est de 7 000 pieds (2.000 mètres). L’avion est contrôlable, il me reste du temps. Pas de stress, pas de sentiment de réelle urgence, mais la certitude de travailler en temps limité. L’étude, la mise en place et l’application d’une solution de remplacement.

Au départ du siège, le temps est reparti.

Mystère IV A n° 311 8-NP (EC 2/8 Nice)

Voir "Et que ça saute : Première !" Séville (1966)


 

A Cahors, après avoir relevé les accoudoirs du siège, sans verrière, fasciné par la vision des arbres qui remplissent tout le « pare-brise » et par l’arrivée rapide du sol, je ressens, physiquement, la limite du temps. Elle n’est pas mesurable, mais elle existe, évidente et…très proche.

« Je vais emboutir la planète. Je suis en train de me tuer ».

« J’ai encore quelque chose à faire ».

« Ne panique pas, réfléchis. Tu as encore au moins deux ou trois secondes ».

« Les détentes ! Je dois ouvrir mes mains et actionner les détentes ».

Ouvrir mes mains crispées sur les accoudoirs du siège, m’a demandé un gros effort de volonté. Dans ma tête, il a fallu que je lâche, que j’abandonne, ma bouée de sauvetage.

Au départ du siège, l’horloge se remet à fonctionner correctement.

F 100 D 42150 (11-EG) EC 1/11 Roussillon

Voir "Et que ça saute : Deuxième !" Cahors (1967)


 En Allemagne, c’est la négation de l’évidence. Altitude estimée 500 mètres.

Le réacteur ne pousse plus guère, les lampes « Feu » sont allumées mais, dans ma tête, c’est certainement lié à un problème de régulation moteur et à une panne dans le circuit électrique.

Une petite voix qui vient de loin me dit : « Tu as le feu, ça va exploser bientôt ».

Le souvenir du récit des anciens arrive à mon cerveau : « Petit, si tu as le feu dans la tuyère, tu peux tenir 30 secondes. Si tu as le feu au moteur, tu as cinq secondes pour faire ta valise et pour partir ».

La petite voix : « Tu as déjà trop attendu. Saute tout de suite ».

La sensation de me sentir transformé là, maintenant, en chaleur et en lumière.

La voix de la conscience, ou celle de l’inconscience, qui se fait entendre et qui dit : « Mais non, il ne faut pas dramatiser, fais ton boulot. Coupe d’abord le moteur et essaie au moins une fois de rallumer ».

Le sol monte

« On ne rallume pas après un début d’incendie ».

« Mais non, c’est pas un incendie, c’est une panne du circuit électrique qui perturbe le régulateur. Coupe maintenant, pour avoir le temps de rallumer en mode de secours ».

A la coupure du moteur, la cabine est envahie par de la fumée.

« Me…., je ne peux plus lire les instruments, je ne vais pas pouvoir rallumer ».

« Arrête de rêver, c’est trop tard. On ne rallume pas après un début d’incendie. Tu as le feu et l’avion aurait déjà dû exploser. Saute tout de suite ».

Accoudoirs, détentes, le siège s’en va. Fin du premier acte, l’horloge repart.

F 100 D 42122 (11-MV) EC 2/11 Vosges

Voir "Et que ça saute : Troisième !" Waldkirch (1975)


 Le parachute est ouvert, mais déchiré et mal ouvert. Le siège est emmailloté à l’intérieur. La descente est rapide, trop rapide. Le sol arrive.

Il n’y a plus de procédure, plus de référence connue, plus rien à faire. Sans issue.

Il ne reste qu’une petite poignée de secondes avant l’impact de mon corps sur le sol et je peux les mesurer, toutes, qui s’envolent à la vitesse de la terre qui monte.

Je veux les vivre, toutes. Les distiller, une à une, toutes.

C’est le bout du temps.

 Sentiment très désagréable mais ni révolte, ni sentiment d’injustice. De la résignation.

« Je n’ai pas su, ou pas pu, maîtriser le lion que je pensais avoir dressé et il va me dévorer. C’est dommage, mais c’est dans l’ordre des choses ».

« Je vais peut-être rejoindre mes camarades déjà partis et mes parents ».

Tout à la fin naît une pensée, calme, paisible, évidente, énorme. Une bouffée, de je ne sais quoi qui monte du plus profond de mes tripes comme une vague gigantesque qui va me submerger.

«C’est maintenant. J’y suis… Peut-être que je vais bientôt SAVOIR ».

 Trois mois de plâtre, six mois d’état-major, un mois à Aulnat pour découvrir et apprendre les bases du métier de moniteur, avant de rejoindre l’Ecole de l’air à Salon comme commandant d’escadron sur Fouga… sans siège éjectable (of course).




Le temps qui n’est pas pris en compte.

20 juin 1968

En Mirage III-E dans les nuages, je descends de 42.000 pieds (12.500 mètres) avec un réacteur dont le compresseur a décroché. Je n’ai pas réussi à le refaire fonctionner normalement et je l’ai éteint vers 20.000 pieds (6.000 mètres).

Je suis concentré sur le rallumage sans trop m’occuper du reste car, contrairement à ce que laisse entendre la sagesse populaire, en phase de vol « planeur » le Mirage III n’est pas un fer à repasser. Il se pilote très bien. Seulement, il descend… vite, très vite.

Je gère l’horizon artificiel de secours, l’indicateur de vitesse et le tachymètre. L’inertie du réacteur en moulinet ne me facilite pas la tâche. L’altitude diminue rapidement, l’altimètre dévisse.

Enfin, 5 secondes seulement après l’activation du rallumage en vol, le bruit sympathique du réacteur qui repart me redonne un peu de sérénité.

Le bas de la ressource, tranquille, réacteur pleins gaz, est effectué vers 4 000 pieds (1.200 mètres), quelque part dans les Vosges, ou légèrement au-dessus. Je n’ai jamais vu ni l’horizon, ni le sol.

J’étais à l’origine de l’incident. A plus de 40.000 pieds, vitesse vers 180 kt (350 km/h), réacteur un peu réduit, mais pas suffisamment, j’ai engagé le combat contre un Mirage III-B du 2/2, l’escadron d’instruction d’où j’étais sorti trois mois plus tôt.

J’étais plus préoccupé par les manœuvres du biplace que par la bille et le domaine de vol de mon avion. Le compresseur n’a pas aimé…

Dans ma tête, il fallait absolument que je répare ma bêtise.

Dans les nuages et faute de voir l’horizon ou des repères au sol, je n’ai eu aucun sentiment de danger ou d’urgence. Si le réacteur n’était pas reparti aussi rapidement, je ne serais plus là.

Qu’aurait-on pu penser ? : « Il n’a pas voulu s’éjecter une troisième fois ? ». Je n’y ai même pas pensé.

Ce jour là la chance était de mon coté, ça arrive aussi.

Auteur : Denis Turina