Par Roger Bonhomme, ancien pilote du T.A.M., trésorier de l  A.A.A.Maine et membre de l’ADRAR (Association et Amicale aujourd’hui dissoutes)

L’Escabasse Air Force

Blanche Neige et les sept nains 

  En septembre 1945, l’Etat-major des Armées créa des escadrilles destinées à affirmer le retour de la présence française dans ce que l’on appelait encore les « Colonies ». Pour les territoires constituant l’A.O.F (Sénégal, Soudan, Mauritanie, Guinée, Côte d’Ivoire, Haute Volta, Niger, Togo et Dahomey), ce fut l’Escadrille de Police et Sécurité (E.P.S 82) avec Bamako comme base sur les bords du fleuve Niger. En langue bambara, Bama signifie crocodile et Bamako, le village des crocodiles.

  L’appellation « Police et Sécurité » choquant peut-être quelques oreilles, fut abandonnées en  1947 au profit d’Escadrille d’Outre-mer, E.O.M 82 .

  Le premier Commandant d’Unité fut le capitaine François Escabasse qui s’installa à Lyon-Bron pour constituer et réunir son personnel en attendant de percevoir des avions.

  Il y avait déjà sur place, à Bamako, quelques appareils plus ou moins en état de voler, je crois des Unités stationnées en A.O.F sous l’administration de Vichy. Il s’agissait de :

-          2 Caudron C445 Goéland
-         1 North American NA 57 à train fixe, ancêtre du T-6.
-         1 Potez 25 TOE.
-         1 Potez 29 (version berline du Potez 25).


NA 57 & Potez 25 – Bamako 1946

  L’escadrille en formation en métropole devait recevoir une dotation de Junker 88 dont plusieurs exemplaires avaient été récupérés après le départ des troupes allemandes.

  La transformation des pilotes, d’origines très diverses (brevetés d’avant 1940, brevetés récents de Marrakech et personnels formés en GB ou aux USA) commença à Lyon-Bron, dans les derniers mois de 1945.

  Cependant, les difficultés pour constituer un parc de JU 88 de type homogène avec matériel et pièces de rechange et peut-être la crainte de l’inadaptation des moteurs au climat tropical, amenèrent l’Etat-major à chercher un autre type d’avion plus robuste sinon plus rustique. On parla un moment de B-25 Mitchell mais, ce ne fut qu’un rêve ! Finalement, nos amis anglais acceptèrent de faire un sacrifice en nous équipant de bimoteurs Avro Anson.

  Le personnel fut dirigé sur Cazaux et, après transformation sur Anson, l’escadrille mise à la disposition de l’école où les équipages participèrent à la formation en vol des navigateurs et des bombardiers en attendant la livraison des avions promis.

  A cette époque, la Base de Cazaux était immense et il y régnait une activité intense. Dans le petit train reliant le cantonnement et le mess à la piste, on pouvait croiser les tenues les plus diverses, parfois panachées (battle-dress de la RAF, vareuse de l’Armée de l’Air, tenues américaines kaki, beige ou vert olive, calot RAF et américains, casquettes, galons sur les manches, en chevrons, en barrettes ou en épaulettes). Seules les promotions de Poussins de l’Ecole de l’Air portaient une tenue uniforme ; Le colonel Michaud y veillait !!

  Le parc avion était impressionnant par sa diversité : Wellington, Anson, Siebel, Focke- Wulf, JU 88 aux couleurs de la Luftwaffe et aussi des monomoteurs de fabrication anglaise ressemblant au BT-13 et dont j’ai oublié le nom et qui servaient au biroutage pour l’entrainement des mitrailleurs.

  Nous étions très occupés et parfaitement intégrés à l’Ecole, mais attendions impatiemment le départ vers l’AOF car, à l’époque sévissait la Commission Thibaudet, genre « commission de la hache » dont le rôle était de dégraisser les effectifs en renvoyant dans leur foyer tous ceux qui n’avaient pas la chance d’être sur un tableau d’effectif d’Unité constituée.

  Enfin, le 1er juillet 1946, huit Anson flambants neufs (sortis d’usine en 1935) étaient livrés à Cazaux à notre intention.

  Pour ceux qui n’ont pas eu la chance de voler sur Anson, je rappelle quelques-unes des caractéristiques de cette merveille. Deux moteurs Cheetah en étoile de 325 CV (à vérifier) hélices à pas fixe, train semi-rentrant après 123 tours de manivelle (tâche réservée à l’élève navigateur) vitesse 180 km/h, autonomie d’environ 5 heures, équipement radio Marconi complété par un VHF phonie TR 1143 , avant le départ vers Bamako.

  Nos fournisseurs anglais ayant eu connaissance de notre dénomination « Escadrille de Police et Sécurité » avaient poussé le zèle à l’extrême en nous livrant des avions armés. Une 7,7 dans le nez et une tourelle dorsale d’un jumelage de deux mitrailleuses de même calibre.

  Autres caractéristiques : fuselage constitué d’une armature de tubes métalliques avec revêtement entoilé ; l’aile était faite d’un longeron caisson de contreplaqué, nervures bois, le tout recouvert de contreplaqué entoilé et verni à l’émaillite. Quant à l’aspect extérieur, l’Anson, avion de guerre, avait fuselage et dessus des ailes en camouflage vert, beige et brun, ventre et dessous d’ailes en jaune.

  Estimant que nous devions apporter quelques améliorations à notre look, et pour nous distinguer, les avions furent numérotés de 21 à 29 en grands chiffres blancs de part et d’autre du fuselage et baptisés du nom de Blanche Neige  pour le 21 (avion leader) et des noms des sept nains pour les suivants. La figurine correspondant au nom de baptême (Blanche Neige, Grincheux, Simplet, …) orna le nez de chacun.

  Tous ces préparatifs nous amenèrent au 21 juillet 1946, jour « J » pour le départ vers la grande aventure. Notre faible autonomie et nos performances réduites du fait de la présence de la splendide tourelle « chapeau melon » qui ornait notre dos, nous imposèrent un itinéraire de sécurité avec des étapes de 500 km maximum. Ultérieurement, l’installation d’un réservoir supplémentaire sous la table navigateur et la suppression de la tourelle, améliorèrent les performances. Cet itinéraire devait nous permettre de rejoindre Bamako en 12 jours :

  Cazaux – Marignane – Ajaccio – Tunis – Blida – Oujda – Rabat – Marrakech – Agadir – Tindouf – Fort Trinquet – Atar – Nouakchott – Ouakam – Kayes – Bamako.

  Hélas, les prévisions ne purent être respectées.

  Les ennuis commencèrent au passage à Oujda où le n° 28 Atchoum  ne parvint pas à verrouiller son train d’atterrissage malgré toute les tentatives du mécanicien, par reptation et contorsions sous le plancher pour atteindre le cliquet du verrou. Résultat : cheval de bois en fin de course, hélices tordues, jambes de train arrachée et « Atchoum » bon pour la réforme. Les 7 Anson restant continuèrent sur Rabat.

  Nous avions quitté Cazaux par un frais matin d’été mais, le soleil maghrébin étant plus ardent que le pâle soleil d’outre-manche, nos sept bolides ne supportèrent pas ce changement rapide de température et d’hygrométrie ! Nos mécaniciens décelèrent des fissures sur les revêtements avec décollement des bandes de toile crantée. Une sérieuse inspection des caissons de longeron, de nouvelles bandes de toile crantée et un bon badigeon d’émaillite y remédièrent.

  Le 4 août, départ pour Marrakech et Agadir d’un premier groupe de 4 avions (n° 21 Blanche Neige , n° 22 Simplet , n° 23 Grincheux , n° 25 Timide ) afin de ne pas dépasser les possibilités d’accueil et de ravitaillement dans les postes sahariens.

  Le 5 août, Tindouf ; le 6 août Fort Trinquet.

  Le 7 août, le programme prévoyait l’étape Fort Trinquet – Atar soit, 500 km avec un recalage sur Fort Gouraud à mi-distance. Ce jour-là, la météo n’est pas fameuse ; léger vent de sable au départ puis brume sèche. Le leader navigateur aperçoit ou devine Fort Gouraud et le Kédia d’Idjill (montagne de fer), la visibilité horizontale est nulle, la turbulence infernale, les malheureux Anson sont ballotés en tous sens et les mesures au dérivomètre impossibles.

  Enfin le leader radio accroche Atar FSZ  pour obtenir un QDM. La liaison avec le sol est difficile et le poste gonio vétuste doit interrompre l’écoute, ses plaques chauffent. Il demande de rappeler ultérieurement. La visibilité ne s’améliore pas, mais l’on distingue à la verticale le changement de relief et l’apparition des falaises rocheuses noires qui annoncent la proximité d’Atar. Toujours pas de contact avec le gonio.

  A l’heure estimée et après plusieurs changements de cap pour tenter d’apercevoir une piste, le leader décide de faire demi-tour. Sur le chemin du retour, le gonio de Fort Trinquet est sollicité et tire les avions vers lui. Malheureusement les réserves d’essence diminuent et, l’un après l’autre, les avions doivent se poser dans la nature. Les trois premiers à effectuer la manœuvre (Blanche Neige, Timide et Grincheux) se poseront sur le ventre et n’auront d’autres dégâts que les hélices tordues et le guide de descente d’antenne pendante arraché. En effet, en position train rentré, les roues dépassaient de leur logement du rayon de la roue. Avec la roulette de queue, cela permettait de faire un « trois points » à plat. Le quatrième avion, n° 22 Simplet  arriva en vue de Fort Trinquet et pensant pouvoir atteindre la piste, commença à descendre le train à la manivelle. Il ne manquait que quelques tours pour obtenir le verrouillage lorsque, réservoirs à sec, les moteurs s’arrêtèrent et le sol se présenta quelques secondes trop tôt, juste avant les balises. Résultat : train fauché, avion bon pour la réforme. Pas de blessé. L’alerte avait été donnée dès 13 heures et les méharistes du peloton de Fort Trinquet partirent à la recherche des trois avions manquants. Ceux-ci furent retrouvés dans la soirée et le lendemain, échelonnés entre 20 et 50 km au sud en direction de Tourassine, sur une magnifique sebkra qui semblait avoir été placée là pour cet usage. N’oublions pas que cela se passait en Mauritanie, au mois d’août !

  A cette date, quelques familles étaient déjà arrivées à Bamako via Dakar (ligne assurée par les Halifax basés à Bordeaux). Un message fut donc adressé à leur intention afin de les tranquilliser. Hélas, le texte du message reçu à Bamako était : « avions détruits, équipages idem », au lieu de « indemnes ». Imaginez la situation du colonel Commandant la Base pour annoncer cette nouvelle …

  L’autre groupe de trois avions (n° 24 Prof , n° 26 Dormeur , n° 29 Joyeux ) guidé par un JU 52 jusqu’à Ouakam, a pu faire sa traversée saharienne et rejoindre Bamako sans encombre si ce n’est, qu’à Kayes, j’ai trouvé la piste un peu courte (800 mètres en latérite avec d’importants baobabs et fromagers - l’arbre à kapok - dans l’axe) pour mes talents de jeune pilote (350 heures de vol) et que deux tentatives me furent nécessaires. Arrivés à Bamako le 20 août 1946 nos hélices furent démontées et chargées sur un JU 52 qui les amena à Fort Trinquet.

  Entre temps, les avions posés dans la nature avaient été remis sur leurs roues et tractés par camions jusqu’au terrain. Après mise en place des hélices et pose de quelques rustines sur les surfaces entoilées, ils reprirent leur vol et rejoignirent Bamako le 28 août 1946 soit, 38 jours après le départ de Cazaux.


Prof   n° 24 et Dormeur  n°26 vus depuis Joyeux  n° 29 - région Bamako 1946 

  Pour la plupart d’entre nous, âgés de 20 ou 22 ans, il s’agissait de notre première expérience de vie en Unité. A l’époque les séjours outre-mer étaient fixés à 30 mois, avec peu ou pas d’occasions de voyage en métropole. Si ce début s’avéra difficile, nous eûmes par la suite de nombreuses occasions de satisfaction au cours des missions très diverses confiées et réussies par l’EOM 82 : Manœuvres avec les troupes au sol aux confins du territoire vers N’guimi, Agadès ou Rhat, évacuations sanitaires, couverture photo du Massif de l’Aïr destinées à la prospection minière, recherches de personnes égarées en zone désertique, etc. …

  C’est ainsi que naquit l’Escabasse Air Force (*), pardon je voulais dire l’EOM 82 Niger  

Roger Bonhomme, pilote du n° 26 Dormeur  

(*) Surnom donné à l’époque dans l’A.A. pour désigner l’unité après notre aventure.


La vengeance du « chibani »

ou

Un kamikaze chez les « BAMAS » 

  Il y a longtemps, fort longtemps, bientôt 70 ans, on pouvait voir sur le parking empierré de la Base de Bamako, un imposant biplan équipé d’un moteur Lorraine de 450 CV avec une belle hélice métallique. Ce monomoteur biplace en tandem œuvrait depuis deux décennies sur tout le territoire de l’AOF. Il était connu du Sénégal au Tchad et du Grand Erg saharien aux forêts tropicales en passant par la savane du Soudan. Il avait survolé la « mare aux hippopotames » sur la piste de Bobo-Dioulasso, photographié les troupeaux d’éléphants dans les lagunes et clairières de Côte d’Ivoire, effrayé les girafes dans les plaines des rives du Niger vers Niamey, salué le clairon sonnant le lever des couleurs dans le fort de Zinder, perturbé l’appel à la prière lancé par le muezzin du haut de la mosquée d’Agadès. Il avait largué des messages en plein désert du Ténéré à l’attention des pelotons méharistes en route vers Dirkou ou Bilma, assisté à l’arrivée de l’Azalaï (la caravane de sel) au port de Tombouctou. Lors de ses déplacements touristiques, il avait quitté Tambacounda pour Youkounkoun uniquement pour découvrir les chasseurs à l’arc, entièrement nus mais protégés par un étui pelvien. On dit même qu’il a participé à une « danse du crapaud », un soir de pleine lune dans les sables d’Atar en Mauritanie.

  En résumé, cet avion sur le parking rocailleux qui sillonnait l’AOF depuis plus de vingt ans se nommait Potez 25 TOE. Il était là, encadré par un Caudron C-445 "Goéland" bimoteur léger, élégant et fragile et, aussi un cow-boy américain incassable le NA 57, ancêtre du North American T-6, mais à train fixe.

  Notre Potez 25 avait également près de lui une petite cousine qui avait pris un peu d’embonpoint en se transformant en Berline sanitaire pouvant transporter trois brancards ; elle s’appelait Potez 29

  C’est donc en compagnie de cet aréopage que notre vénérable « chibani » coulait une vie tranquille, respecté de tous jusqu’à la date fatidique du 28 août 1946. Ce jour-là, notre franchouillard Potez 25 assiste à l’arrivée d’une encombrante bande de jeunes voyous d’outre-manche, originaires du Comté d’Avro et, plus précisément du village d’Anson. Cette fine équipe était baptisée Escabasse Air Force avec à sa tête une donzelle nommée Blanche Neige et sept galopins à sa suite.

  Ne supportant pas cette invasion anglo-saxonne qui menaçait son espace vital et son autorité sur son cher parking, décida de prendre à son compte la devise de Jeanne d’Arc "sus aux Anglais !". Il mijota sa vengeance pendant plusieurs jours en attendant de passer à l’acte. Et, l’occasion se présenta le 5 octobre 1946.

  Ce jour-là, il fut sollicité pour exécuter un vol d’entrainement au profit d’un jeune pilote, arrivé dans le fourgon de l’Escabasse Air Force : le sergent Marchenay. Le caporal chargé de l’entretien du vétéran procéda à la visite pré-vol réglementaire : dépose des éclisses, brassage de la grande hélice avec l’aide du tirailleur de service et mise en route du "Lorraine ". Le moteur émit quelques petits nuages blancs parfumés à l’huile de ricin. Après un point fixe satisfaisant, le mécanicien laissa la place au pilote.

  L’avion étant stationné face aux hangars, à l’alignement avec les Anson de l’Escabasse Air Force, il lui fallait faire un demi-tour pour rejoindre l’aire de décollage. Précisons que le Potez 25 n’était pas équipé de freins sur les roues et les manœuvres au sol s’effectuaient à l’aide conjointe du moteur et des commandes (manche et palonnier)

  Pour amorcer ce demi-tour, après avoir enlevé les cales, le tirailleur retint le plan gauche pendant que le pilote augmentait le régime moteur et poussait le palonnier à fond à gauche. Malheureusement le patin de la béquille arrière (il n’y avait pas de roulette de queue) se bloqua sur un gros caillou et l’avion reprit une trajectoire rectiligne qui le dirigeait vers Blanche Neige. C’est à ce moment que l’anglophobie de notre vétéran se révéla …Notre jeune pilote, dans un réflexe incontrôlé, tira la manette des gaz vers lui. Hélas, contrairement à tous les avions en service, le Potez 25 avait gardé le système d’origine français… (on mettait les gaz en tirant la manette vers soi et on coupait en poussant la manette vers l’avant) Résultat : notre kamikaze se jeta sur l’anglaise et de sa superbe hélice métallique déchiqueta le plan droit de Blanche Neige jusqu’au fuseau moteur. 

Bilan : deux avions détruits et un sergent pilote sanctionné !

Ainsi se termina la carrière du Potez 25 n°2157, le dernier dans l’Armée de l’Air. 


Potez 25 contre Anson 1 

Potez 25 contre Anson 1 


Potez 25 contre Anson 1

On dégage le chibani après son agression contre le Anson 

Roger Bonhomme en 2012.  

         Potez 25 contre Anson 1                           Potez 25 contre Anson 1  

Note : l’EPS 82 devenu EOM 82 avait pour insigne d’Unité un losange avec un crocodile vert argenté sur fond bleu. Son insigne et ses traditions seront reprises en juillet 1964 par le GAM 82 équipé de Breguet 763 Provence stationné à Tahiti (Faa’a) en Polynésie. Puis, le 1er avril 1976 le GAM change d’appellation et devient l’ETOM 82. Enfin, le 22 juin 1979 le GBA Flachard, commandant le TAM, confie à l’ETOM 82 le fanion et les traditions de l’ET 2/64 Maine.